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passeur de mémoire 7- Bernard MIRAILLES

Publié le par jo

Festa Major

 

 

Deux grands rendez-vous festifs sont très attendus chaque année par la population boulounencque.

Y coïncidaient, comme dans beaucoup de villages de culture traditionnelle, des manifestations religieuses solennelles et ferventes et des manifestations profanes voire païennes très gaies et très animées.

 

Qu’il s’agisse de la fête de Saint Antoine, Patron du village, de Pâques, des Rameaux, de Pentecôte,
de l’Assomption ou de Noël, il y a toujours grande et belle affluence pour assister avec une foi apparemment sincère aux grand messes : on y étrenne souvent robe, costume ou manteau.

 

Ceci contraste singulièrement avec les dimanches « ordinaires » où le prêtre pleure parfois après ses ouailles ! Tout se passe comme si les fidèles jugeaient qu’il ne vaut pas la peine d’importuner le Seigneur par ces petits dimanches sans histoires et concentrer plutôt la force de son action de foi pour les grandes occasions ?

 

Au cœur de l’hiver, le 21 janvier, la Saint-Antoine (« Festa Major d’hibern ») est l’occasion du grand déballage annuel des forains dans les rues du centre du village.

 

Au cœur de l’été, le 15 août, La Sainte-Marie (« Festa-Major d’estiù ») est le témoin d’un beau concert donné sur la Place de la Mairie : aux sons de la traditionnelle « cobla », les danseurs déroulent en vastes rondes les gracieuses figures des belles sardanes.

 

La Saint Antoine

 

La semaine entourant la Saint Antoine voit le cœur du village colonisé par les attractions foraines et interdit de facto à toute circulation automobile. Tout au long de ces journées souvent très froides et parfois balayées d’une piquante tramontane, les badauds emmitouflés déambulent en grappes rieuses au milieu du vacarme des sonos mal réglées et des odeurs entêtantes de friture, de beignets ou de nougats. Ils se faufilent au travers de la foule compacte ou la bousculent en souriant, prêtant une oreille goguenarde aux bonimenteurs, cédant volontiers cependant aux tentations des gourmandises habilement proposées, tentant leur chance aux loteries, s’essayant aux jeux d’adresse, se défiant aux jeux de force, faisant la queue devant les manèges.

 

Un certain nombre de ces manèges, les « caballets », sont nettement destinés aux petits ou tout-petits : ils tournent en rond, l’air ravi ou apeuré, sous le regard fier de leur famille ; les plus dégourdis se contorsionnent pour décrocher le pompon que le forain agite sous leur nez : ils échangeront ensuite ce précieux trophée contre un tour supplémentaire et gratuit. Quelques photographes professionnels mitraillent opportunément de leurs flashes ces scènes naïves dont ils sont bien certains de revendre les clichés la semaine suivante aux parents attendris.

 

Adolescents et adultes se réservent pour les deux attractions qui forment traditionnellement le clou de la fête.

 

Au bas de la Rue Neuve, là où elle s’élargit en placette face à la maison de l’oncle Louis Puigbert, les autos tamponneuses installent leur lourde piste métallique, leur mystérieux grillage électrifié et leur peloton de petits bolides aux vives couleurs. A l’autre extrémité de l’étroite et tortueuse rue Neuve, sur une autre placette surplombant le Tech, le manège des « avions » fait tournoyer, monter et descendre vertigineusement, dans le vacarme des vérins hydrauliques, ses douze énormes bras supportant de frêles nacelles qui évoquent très vaguement de petits aéronefs biplaces.

 

Les joyeuses bandes vont d’un manège à l’autre dans une grande débauche de cris et de rires, se nouant et se dénouant au hasard des amitiés, des rivalités et des amourettes, roucoulades des « festejaires », minauderies des filles, bravades des garçons qui se défient à qui réalisera la manœuvre la plus osée, s’étourdissant de vitesse, de lumières et de bruits… et épuisant jusqu’au dernier centime tout leur argent de poche.

 

  

 

Que ce soit en famille, en 1955 puis vers 1960,

 

 

ou au « temps des copains ! » en 1963,
à la Saint Antoine, il fait toujours aussi froid !

 

 

 

 

Le samedi soir tout ce petit monde se retrouve à la salle des fêtes pour le grand bal. Dans une atmosphère surchauffée, alourdie par la fumée des cigarettes que nulle ventilation ne cherche à dissiper, les couples évoluent au rythme des pasodobles, javas, tangos et valses, gênés par les gamins qui se coursent à toute allure. Les amoureux espèrent les slows pour la bulle d’intimité qu’ils leur octroient. A la périphérie de la piste, quelques pâles silhouettes font « tapisserie », désespérant qu’un cavalier daigne les remarquer. Depuis la galerie en surplomb, les matrones observent d’un œil acéré tout ce petit monde, piquant d’un commentaire leste la formation de tel nouveau couple à l’issue d’une savante manœuvre d’approche…

 

Toute cette agitation se déroule dans une ambiance générale joyeuse, détendue et bon enfant.

Il y aura bien sûr un goût de gueule de bois le lendemain matin : les forains démontent leurs attractions et rangent leurs roulottes, faisant voler les monceaux de confetti et de serpentins, avant de s’en aller à la queue le leu, laissant les rues reprendre leur aspect habituel… Certes, la fête est finie mais, « caraï » !, on se sera rudement bien amusés ! Et, après tout, il n’y a qu’un an à attendre pour la prochaine !!!

 

15 août et sardanes

 

L’ambiance des festivités du quinze août est tout aussi joyeuse mais s’exprime dans un registre très différent.

 

D’abord, il n’y a pas d’attraction foraine. Toute l’attention des participants se concentre sur la place de la mairie autour de l’estrade dressée pour la « Cobla » : Combo Gili, Principal de la Bisbal, Cobla Perpinya… qui domine ainsi la foule des spectateurs et danseurs. La piste de danse est à même la rue, entourant le vieux mais majestueux platane qui a sans doute été un frêle « Arbre de la Liberté » 150 ans plus tôt.

 

Ensuite et surtout tout le spectacle est irradié par la chaleur et le superbe éclat du soleil d’été méditerranéen qui magnifie l’atmosphère, faisant exploser détails, mouvements et couleurs.

 

Devant une assistance captivée, complice, fervente, se met en place la ronde quasi allégorique des danseurs de sardane, la plupart en tenue « civile », quelques-uns vêtus avec soin de la belle tenue catalane traditionnelle, mais tous attentifs à bien poser leurs pieds en accord avec les premières mesures.

 

La flûte ou la clarinette lance la trille de l’envoi rituel dans un silence recueilli : chacun attend avec un petit frémissement les premières mesures qui permettraient de reconnaître le morceau choisi :
« La meva preferida », « Sota el mas ventos », « El saltiro de la cardina » ou surtout la « Santa Espina », véritable hymne national (que je ne peux aujourd’hui écouter sans que les larmes me montent aux yeux). Selon les cas, des murmures approbateurs ou désappointés marquent les réactions des connaisseurs.

 

Dans un étonnant synchronisme, tous les pieds de la ronde se mettent en mouvement, en avant, de côté, en arrière, suivant le rythme d’abord lent et presque solennel du prélude. Puis toute la cobla se lève d’un seul mouvement, les cuivres se redressent, les trompettes prennent leur souffle et, d’un coup, le déluge musical de l’andante déverse son flot de notes brillantes sur les spectateurs avant d’aller se répandre parmi les danseurs. Ces derniers ont anticipé la séquence en levant leurs mains jointes haut vers le ciel, comme dans une antique invocation ; dès la première note de ces portées sonores, les jambes se délient toutes ensemble pour dérouler leurs pas rapides, complexes et harmonieux, entraînant les corps dans ce sautillement si caractéristique de la danse nationale Catalane.

 

Les spectateurs, fascinés, communient avec les danseurs. Parfois, n’y tenant plus, l’un d’eux se détache de la foule pour se glisser dans le cercle magique qui l’absorbe sans un faux pas. La ronde s’élargit ainsi progressivement jusqu’à gagner tout l’espace disponible. Une partie des danseurs s’en détache alors pour former un nouveau cercle au cœur du premier, un troisième pouvant même y naître quelques instants. Et c’est un spectacle merveilleux et inégalé de voir ces trois rondes aller et venir au souffle des musiciens tels les rouages d’une fabuleuse horloge humaine. Les rondes finissent par entourer le grand platane ; le soleil éblouissant projette l’ombre clairsemée des branches sur les danseurs, ajoutant ainsi à leur mouvement sa propre dynamique de lumière.

 

Le temps ne compte plus. Les mouvements s’enchaînent, tour à tour en mesures lentes ou rapides ; musiciens, danseurs et spectateurs sont sous le charme. Puis, dans une dernière envolée des hautbois, le morceau s’achève. Un profond soupir s’exhale de l’assistance tandis que les danseurs s’immobilisent doucement, le regard perdu au loin comme au sortir de quelque extase.

 

  

Sardanes « d’amateurs »…

 

 

Certains quittent immédiatement les cercles pour aller reprendre leur souffle ou répondre à quelque invitation. D’autres, résolument campés, attendent de pied ferme l’envoi du morceau suivant. Entre les deux, les indécis jettent à droite et à gauche de petits coups d’œil, guettant quelque connaissance sur qui calquer leur comportement.

 

Le flûtiau lance derechef son trille aigrelet, un nouveau morceau révèle ses premières mesures et les danseurs, oubliant leur lassitude, portés par la musique, relancent leurs pieds agiles dans le ballet rituel sous le regard des spectateurs ravis…

 

 

Telles sont les superbes images, à peine idéalisées, que me rend ma mémoire quand je lui parle de « Festa Major » ou d’ « Aplec de Sardanas». Moi qui, malgré mon immense envie mais redoutant ma maladresse, n’ai jamais eu le courage de m’insérer dans le cercle magique !

 

 

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passeur de mémoire 6- Bernard MIRAILLES

Publié le par jo

L’Etablissement Thermal, ses jardins et ses parcs

Depuis la source des Alzines une belle allée continue vers l’Etablissement Thermal. Elle traverse un agréable bosquet puis longe une vaste prairie plantée d’oliviers (qui deviendra par la suite un terrain de camping). A ce niveau la route nationale n’offre qu’un bas côté étroit et accidenté, rendu dangereux par l’extrême proximité du flot de véhicules roulant à vive allure ; l’allée est donc préférée par la majorité des promeneurs.

Une fois sur place, deux options s’offrent à nous : soit rester du même côté de la route, soit traverser.

Sans traverser, nous avons accès au premier parc : aménagé sur un aplat de terrain, en légère déclivité vers la rivière de Maureillas qui le contourne d’un large méandre, il nous offre de vastes pelouses parsemées de quelques buissons, dominées de grands pins parasols, quadrillées d’un réseau d’allées au dessin irrégulier « à l’anglaise ». Il est très accueillant et propice à la détente des jeunes mamans encombrées de landaus, poussettes ou bambins au pas hésitant ; son manque de relief nous le rend cependant quelque peu insipide...

En traversant, nous nous retrouvons devant le portail d’accès à l’espace de cure. Dès ce portail franchi, s’ouvrent à nous, occupant tous les espaces entre les bâtiments, un damier de placettes et de massifs de fleurs ; au delà, c’est le deuxième parc, celui qui a très largement notre préférence.

Il y a même une troisième option : continuer le long de la route d’Espagne, mais elle n’est pas envisageable. D’abord, cela allongerait trop la promenade. Ensuite, la route devient encaissée, sinueuse, ses bas-côtés bordés de profonds fossés ne sont plus accueillants pour les piétons. Aucune aire de repos n’est accessible, sauf à escalader le talus ou dévaler le remblai. Toutefois, cette espace interdit excitera longtemps notre imagination car y plane l’ombre sinistre des « Trabucayres » dont Maman nous racontera plusieurs fois l’histoire. Ces bandits de grand chemin, dirigés par un certain Jean Sagols, se sont rendus tristement célèbres au XIXe siècle par une série de sanglantes attaques de diligences. Ils s’embusquaient, dit-on, dans le tronc creux d’un vieux chêne planté au droit du débranchement de la route du Perthus et de celle de Maureillas (une auberge, « Le chêne des Trabucayres », s’est d’ailleurs installée à cet endroit). Nous écoutions avec de délicieux frissons d’horreur la liste certainement exagérée de leurs tristes exploits. Ils furent finalement capturés sur dénonciation de l’un des leurs, jugés à Céret, condamnés à mort et guillotinés en place publique.

A cette sombre évocation viennent s’ajouter, pour faire bonne mesure, une ou deux horribles histoires de « bruxas » (sorcières) mijotant leurs sorts dans le creux de quelque combe oubliée.
La démonstration sera alors convaincante à nos jeunes yeux : cette endroit est maudit et il faut en rester éloignés !

Il en sera ainsi pendant nos jeunes années. Les années d’adolescence nous verront en revanche non seulement pénétrer dans la zone interdite mais aussi en explorer les moindres recoins ; nous dérangerons ainsi plusieurs fois des couleuvres pendant leur sieste, mais bruxas et trabucayres resteront définitivement tapis dans les ombres du passé…

Niché dans un petit vallon où les sources maintiennent toujours une certaine fraîcheur et permettent d’entretenir une relative densité de végétation, le grand parc de l’Etablissement Thermal est sobrement aménagé en allées et contre-allées marquées par des lignes de buis odorants sous l’ombre de jeunes platanes, en terrasses discrètes où l’on accède par de raides petits escaliers de pierres sèches, en placettes où l’on trouve les pavillons de dégustation des eaux à l’architecture gentiment désuète.

Partout, de mignons petits bancs se nichent discrètement dans la verdure, dévoués à accueillir le visiteur, soit pour une courte pause, soit pour une longue méditation somnolente.

Au fond de la reculée de ce vallon a été construite une forte muraille formant barrage qui retient les eaux d’un bassin dont la profondeur fait paraître noires les eaux. Ce petit lac abrite une abondante population piscicole, moitié de cyprins dorés retournés à l’état de carpes, moitié de diverses espèces indigènes apportées par les pêcheurs des bords du Tech, tous extrêmement voraces. Les enfants ne manquent jamais, lorsque une promenade au parc est prévue, de recueillir dans un vieux sachet tous les restes de pain de la maisonnée réduits en miettes ; dès que le bassin est en vue, ils se précipitent vers l’étroit belvédère et commencent à disperser les miettes à la surface, provoquant la ruée des poissons par vagues successives, depuis le menu fretin à l’agitation frénétique jusqu’aux carpes de fond, énormes et nonchalantes…

Au dessus du site du bassin, les rampes abruptes qui encadrent le vallon s’adoucissent pour rejoindre les molles ondulations des collines environnantes, le sol devient plus sec et la sage végétation de l’espace aménagé évolue rapidement vers un maquis broussailleux que seules de rares sentes permettent de traverser.

A la limite de ce maquis, sur un aplat de terrain, au milieu des chênes-lièges et des mimosas, se trouve une sobre petite chapelle ; elle permettait sans doute aux curistes d’assister à l’office sans avoir à « descendre » jusqu’au Boulou. Apparemment peu fréquentée, elle est cependant proprement entretenue et peut accueillir dignement, mais avec une peu de mélancolie, les offices de plus en plus rares qui s’y célèbrent encore.

Le parc entier est assez vaste ; il nous permet, en parcourant en tous sens allées, contre-allées, terrasses et recoins, en osant même des reconnaissances à la limite du maquis interdit, de nous créer un petit parfum d’aventure et, en faisant semblant de nous y perdre, de nous créer de délicieuses petites peurs. Mais rien qui puisse se comparer, si l’on en croit ses récits, avec les exploits tragi-comiques du cher Marcel Pagnol !

Nous ne nous attardons pas en général dans les jardins de la cure : leurs paisibles promeneurs recherchent plutôt le calme ; ils n’apprécient guère les courses et les jeux agités et le font nettement comprendre ! Plusieurs anecdotes souriantes resteront pourtant attachées à cet endroit.

Promenades …avec Mémé et Pépé devant la buvette, avec Jeannette et Françoise dans le parc,

Dans un haut mur de soutènement sont aménagées plusieurs niches bordées de grillage de poulailler ; ce grillage est sans doute destiné à supporter diverses plantes grimpantes. Mais Papa me raconte un jour que, dans son jeune temps, ces emplacements servaient de cage à plusieurs grands aigles. L’histoire me fascine et, après avoir d’abord regretté d’être né trop tard pour admirer ce spectacle, je me mets bravement à calculer quels travaux il faudrait réaliser pour ressusciter cette attraction.
Papa, souriant, ne cherchera jamais à me détromper…

L’Etablissement Thermal abrite à cette époque un bar où de petits orchestres se produisent parfois en soirée ; j’ai même, adolescent,  le souvenir d’un défilé de mode : dans la douceur suave d’une belle nuit d’été, telles de mythiques Dryades, une ribambelle de jeunes filles filiformes présentaient à un public admiratif des tenues arachnéennes...

La terrasse du bar se prolonge par une petite esplanade où de belles tables rondes, à piétement de fonte ouvragée et tablette de marbre blanc sont disposées sous les frondaisons de jeunes platanes, encadrées de chaises blanches ou vertes en fer forgé peint. L’après-midi, on peut encore s’y faire servir de délicieuses boissons gazeuses ; leur pétillement glacé dégage, au contact de l’atmosphère estivale, une petite brume de bon aloi.

L’esplanade abrite un autre trésor : un véritable «baby-foot» ; nous n’y jouerons pourtant qu’une seule fois. Tout commence bien ce jour-là et c’est avec empressement que j’accepte la compétition proposée par Papa. Je suis très intrigué par le mécanisme, déclenché par une vulgaire pièce de monnaie, qui libère des entrailles de l’engin une interminable dégringolade de balles de liège.

La partie commence ; en un clin d’œil, je suis mené cinq à zéro : Papa ne me laisse aucune ouverture ! Anéanti par mon impuissance, je fonds brusquement en larmes et m’enfuis de dépit, plantant là Papa quelque peu décontenancé par cette fin imprévue. Jamais ensuite nous n’aurons l’occasion de reprendre cette partie…

 

 

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passeur de mémoire 5- Bernard MIRAILLES

Publié le par jo

Passejades

 

 

Qu’elles sont belles ces grandes promenades autour du Boulou, dans la lumière étincelante et chaude du printemps ou de l’été méditerranéens, le foisonnement odorant des mimosas, la percée timide des violettes, la splendeur des cerisiers en fleurs enchantés par les trilles des mésanges précoces sur fond de Canigou neigeux, l’or somptueux des genêts, les odeurs du maquis surchauffé dans la stridulation des cigales !

Le cadre de ces promenades se cantonnera d’abord uniquement au parc de l’Etablissement Thermal, via le Pont Suspendu, la « Route d’Espagne » et les Alzines. En famille d’abord, à l’initiative d’un Papa jeune, enthousiaste et attentif ou d’une Maman bien organisée mais prudente et peu permissive ; solitaire, ensuite, élargissant progressivement mon champ de découvertes avec l’aide de mon vieux vélo…

Après avoir dévalé à grands pas, dans les plaisanteries et les rires, les quelques rues calmes qui nous séparent du Tech, nous abordons « le » pont suspendu. Cet ouvrage extraordinaire sera très longtemps l’emblème du Boulou, incontournable cible, avec l’église fortifiée, des clichés pour cartes postales.

Dès la sortie du pont, la Route d’Espagne, dégagée des maisons du village, oblique légèrement à droite et attaque une rampe de quelques centaines de mètres qui la place en perspective de la montée vers le col du Perthus. Dans le magnifique fond de décor des Albères, aucune construction ne marque encore le paysage, les bâtiments de l’Etablissement Thermal et de l’usine de mise en bouteilles étant masqués par les reliefs du terrain.

Sur ce parcours, la route se juche d’abord sur un remblai abrupt qui domine les basses terres inondables. Elle se faufile ensuite dans une tranchée peu profonde taillée dans les terrasses de cailloutis alluviaux propices à la culture des vignes à muscat. Les bas-côtés sont aménagés en sentes piétonnes ombragées de beaux chênes-lièges, balisées de quelques bancs et fort accueillantes aux promeneurs. Aux deux tiers de la rampe se situe l’embranchement de la route qui file à l’est vers Argelès et les plages : nous traversons toujours avec grandes précautions ce carrefour très fréquenté.

Mais avant d’arriver aux Alzines puis à l’Etablissement Thermal, deux promenades alternatives nous sont offertes.

D’une part, à mi-distance du carrefour vers Argelès, un chemin empierré se sépare à droite de la route au niveau du bâtiment trapu d’une grande bergerie, tapi en léger contrebas ; ce chemin descend ensuite par une large boucle en pente douce et va se perdre dans un damier de prairies inondables, coincé entre le Tech et son affluent, la Rivière de Maureillas

D’autre part, immédiatement après le pont et juste avant la baraque des Ponts & Chaussées, la minuscule route de la « Coste Agaleus » plonge à gauche, depuis le remblai de la Route d’Espagne vers les terres alluviales du Tech ; un fouillis de jardinets à primeurs y est aménagé et intensivement cultivé ; la route y serpente plusieurs centaines de mètres avant de remonter, par un sévère raidillon, vers l’axe qui file vers Argelès. C’est ce raidillon que l’on appelle ici « La Coste Agaleus ». Pour les expéditions des garnements du Boulou, c’est le bout du monde 

Ces itinéraires sont très peu fréquentés ; ils nous évitent une longue tangence avec le flot de circulation automobile de la Route d’Espagne. Ils ont aussi l’avantage de nous mener plus rapidement vers nos aires de jeux. Rustique et sans comparaison avec le cadre aménagé du parc de l’Etablissement Thermal, le décor de ces promenades n’en est pas moins agréable et accueillant. L’activité horticole, qui nous rappelle l’ambiance d’Alenya, présente à nos jeunes yeux un spectacle toujours attrayant et sans cesse renouvelé. On entend partout le rafraîchissant glouglou des ruisselets distribuant l’eau d’irrigation. Enfin, plusieurs aires en friche, parsemées de buissons et d’arbustes, nous offrent un très acceptable décor d’aventures.

Au bas du raidillon de la fameuse « Coste Agaleus », enfin, une petite combe s’est formée dans la falaise de cailloutis. Une sente étroite y conduit les initiés, après un cheminement accidenté au travers d’une végétation dense, à une source discrète. Elle émerge dans une flaque envahie de lentilles d’eau puis engendre un court ruisselet qui va très vite se perdre dans la terre. On peut suivre un certain temps son parcours souterrain par la dense et verdoyante végétation qui tranche sur la sécheresse environnante.

En route vers les Alzines et l’Etablissement thermal (1955)

Les Alzines

Au terme de la douce montée qui s’amorce à la sortie de Pont Suspendu, après l’embranchement de la Route d’Argelès, la « route d’Espagne » franchit un léger seuil puis plonge dans le petit vallon boisé où se nichent les bâtiments de l’Etablissement Thermal, leurs dépendances et leurs jardins d’agrément.

A cet endroit, trois voies s’éloignent de la route. A gauche la plus large, accessible aux camions, mène, à travers les vergers de cerisiers, jusqu’au hangar vaste et trapu qui couvre les dispositifs de captage des sources et les chaînes de mise en bouteilles. Egalement à gauche, à peine plus loin, une large allée dessine une vaste courbe vers les premiers contreforts du Pic Estelle. Cette allée est barrée d’une lourde chaîne qui en réserve l’accès aux piétons ; elle est encadrée de magnifiques pins parasols dont les aiguilles couvrent le sol d’un moelleux tapis et dont les pommes servent à toutes sortes de jeux d’enfants ; sans doute vestige d’un projet inachevé, elle se fond doucement au milieu des broussailles.

A droite enfin, un chemin de terre difficilement accessible aux voitures descend vers «Les Alzines» (Les chênes) et leur jolie source.

Ce site accueillant et paisible semble perdu hors du temps. Le vacarme du trafic automobile sur la route en surplomb de trente mètres, atténué par la végétation, semble bien lointain. L’endroit est très proprement entretenu (pas par les promeneurs, ne rêvons pas, mais sans doute par quelque vieux cantonnier consciencieux …) et les déchets des nombreux pique-niques qui se tiennent régulièrement à proximité ne le souillent qu’exceptionnellement.

La petite source est assidûment fréquentée par une clientèle d’inconditionnels. Bien au delà des boulounencs, qui y viennent à pied ou à vélo, sa réputation a diffusé dans tout le département et même chez les «Gavatxs» de l’Aude et de la Haute-Garonne comme le prouvent les plaques minéralogiques des voitures garées aux environs. Mais quel que soit son mode de locomotion, chacun, trimbalant son lot de bouteilles ou sa bonbonne protégée d’un tressage de jonc, doit démocratiquement terminer à pied cette sorte de pèlerinage pour rejoindre, au pied d’un vaste talus parsemé de buissons et de quelques chênes-lièges, la placette au sol sablonneux, abritée par quatre beaux platanes, où glougloute la fontaine.

Son filet au débit imperturbable y coule gentiment d’un robuste tuyau de fer scellé dans une massive borne de pierre, d’abord dans une large auge en pierres de taille puis par un petit sillon zigzagant dans le sable avant d’aller se perdre dans les vergers en contrebas et se noyer enfin dans le courant de la rivière de Maureillas.

L’eau, légèrement pétillante, est bien moins minéralisée que celle des sources de l’Etablissement Thermal tout proche et ne dépose pas la moindre concrétion ; son goût moins marqué la rend très agréable à boire ; il vaut mieux cependant pondérer sa consommation car, passée une certaine dose, l’Eau des Alzines se révèle redoutablement purgative !

La plupart du temps, chaque groupe ou visiteur isolé se retrouve seul le temps de remplir ses récipients. Quelquefois, le hasard provoque des rencontres sur la petite esplanade : une ambiance bon enfant s’établit alors rapidement ; on échange quelques mots aimables ou de gentilles plaisanteries, on se fait des politesses pour prendre son tour, on se répand en excuses lorsque le remplissage de la bonbonne trop ventrue s’éternise …

Bien des années plus tard lorsque, au hasard de mes passages au Boulou, je passerai par la Route d’Espagne, j’aurai un petit regard, un peu gêné, un peu coupable vers un site des Alzines apparemment bien menacé, peut-être déjà bousculé par la vague d’urbanisation et d’aménagements déferlant autour de la petite ville. Et je n’aurai pas le courage d’aller voir si les habitants actuels ont réussi à sauvegarder cette miraculeuse oasis …:?

 

 

Mes Alzines à moi seront définitivement sorties du temps.

 

 

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clin d'oeil d'en Bernat

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passeur de mémoire 4 - Bernard MIRAILLES

Publié le par jo

Petites chroniques boulounencques (1954-1957) 4-1
Autour du clocher devoirs et tentations...
Nous fréquentons l’église lors des deux incontournables rendez-vous hebdomadaires : le catéchisme le mercredi, les offices le dimanche.
Le prêtre, le chanoine Moner, est un adorable vieillard d’une infinie bonté et d’une grande gentillesse ; j’aurai honte plus tard des mauvais tours que notre bande de garnements lui joue régulièrement et qu’il ne voit pas ou feint de ne pas voir.
Au catéchisme, il égrène placidement les chapitres du manuel ; ce livret, plutôt dogmatique, met l’accent sur l’enseignement de la forme sans réellement chercher à nous faire prendre conscience du fond du message religieux ; c’est du moins le souvenir que j’en retiendrai. Nous devons donc, à tour de rôle, apprendre par coeur tel ou tel chapitre et le restituer au vieux prêtre le plus fidèlement possible ; cet exercice mécanique et fastidieux ne poussera pas aux vocations !
Aux approches des communions, les séances deviennent heureusement moins monotones : on passe à l’étude des cantiques et, pour les futurs communiants, à la répétition des rituels de la cérémonie.
Chaque mercredi, donc, à midi, dès la sortie de l’école, les catéchumènes filent à toutes jambes vers leurs foyers, y expédient leur repas et repartent au pas de course vers l’église pour l’ouverture du cours de catéchisme à une heure et quart. A deux heures moins le quart, piaffant d’impatience, ils plantent là le prêtre et entament une nouvelle course pour ne pas rater la reprise des cours à deux heures précises. Pour ceux qui, comme nous, habitent à l’autre bout du village, c’est un petit marathon ; nous envions les chanceux qui habitent le vieux village, dans une des rues proches du trajet de l’église à l’école…
Sur ce trajet, tout spécialement à notre attention, Le Malin à placé une bifurcation d’apparence anodine ; la rue du Vieux Moulin (« el carrer del moli veil ») s’y détache de l’itinéraire balisé.
Cette rue n’est d’un bout à l’autre qu’une vertigineuse descente menant directement aux rives du Tech. Elle y débouche après s’être faufilée entre une vieille bâtisse autrefois moulin à eau et un atelier abandonné Là était aménagé un passage à gué avant la mise en service du Pont Suspendu. Les bords de la rivière sont un labyrinthe de mares envasées et de bancs de sable caillouteux, couverts d’épais buissons de saules et de micocouliers propices aux aventures C’est un des terrains de jeux favori des gamins du coin.
La tentation est donc grande, pour les auditeurs du catéchisme, de s’y fourvoyer plutôt que de rejoindre l’église. Cette tentation est attisée par les provocations d’une bande de mécréants qui, avant de dévaler vers le territoire interdit pour y dérouler exploration hasardeuse ou simulacre de bataille, font la haie sur le passage des « bigots » et les aspergent non point d’eau bénite mais de coquines railleries et de propositions malhonnêtes.
Après quelques échanges de propos fleuris, les uns filent en riant sous le clair soleil pour une demi-heure de poursuites échevelées, les autres entrent dans la fraîche pénombre des voûtes de l’église pour y ânonner sagement leur demi heure d’enseignement religieux.
Les jeunes consciences ne résistent pas toujours à cette épreuve ; ange gardien et diablotin s’y affrontent et, comme l’écrivit ce cher Monsieur de La Fontaine, « l’occasion et l’herbe tendre » font régulièrement leur oeuvre : un jour ou l’autre, l’un ou l’autre des « calotins » cueillera le fruit défendu !
Je ne serai pas l’exception ! Maman m’a pourtant très clairement signifié son interdiction totale et définitive de fréquenter les rivages du Tech, lieux maudits qui, dans la logique de son touchant protectionnisme maternel, ne peuvent mener qu’à la perdition. Mais, par une belle journée, au tout début du superbe été méditerranéen, le programme des jeux interdits me parait particulièrement alléchant et l’interdiction maternelle particulièrement frustrante.
Qui pourrait se rendre compte de ma défection ? Notre bonne pâte de curé ne compte jamais ses ouailles ! En outre, ayant exploré par anticipation plusieurs chapitres du manuel, je suis persuadé de pouvoir donner le change en cas d’interrogatoire serré. Je me trouve encore une bonne poignée d’excuses plus convaincantes les unes que les autres avant de me voter mentalement une indulgence plénière et de plonger avec délices dans le péché, à l’étonnement relatif de mes compagnons d’occasion…
Quelle magnifique demi-heure d’amusement ! Je m’implique dans l’aventure avec une sorte de frénésie, comme pour démontrer à un éventuel témoin de ma désobéissance qu’elle a une certaine justification puisque j’en tire autant de plaisir ! Et une petite voix me susurre, depuis le fond de ma conscience, que cette occasion ne se représentera pas de sitôt… Comme cette voix aura raison !
Je prends bien garde, malgré l’intérêt palpitant du jeu, à ne pas me faire surprendre par l’inexorable avance de l’horloge ; telle est ma prudence que je vais me retrouver en avance de quelques minutes devant la porte de l’école encore close. Je me fais rapidement absorber par les enseignements de l’après-midi et me retrouve presque surpris lorsque sonne l’heure de la sortie.
Je parcours en trottinant les dix minutes qui me séparent de la maison, vérifiant cent fois que mes vêtements ne portent aucun témoignage de ma désobéissance, me répétant aussi mentalement le traditionnel jeu de questions et de réponses qui accompagne chacune de mes rentrées du soir.
Dès mon arrivée, Maman, telle Fanny tournant autour de Césariot dans le film de Pagnol, m’entreprend d’une voix toute douce :
« Alors, l’école, c’était intéressant ? »
« C’était quoi, déjà, les matières de l’après-midi ? »
Je débite les réponses convenues, crispé d’abord, puis me détendant au fur et à mesure que les questions se font plus anodines et s’éloignent de l’objet du délit, étonné et lâchement soulagé finalement qu’il soit si facile de mentir.
« Et le catéchisme ? »
Je me bloque soudain. La question a été proférée sur le même ton badin que les précédentes mais j’y sens comme une sourde menace. Il faut cependant enchaîner ma réponse sans marquer la moindre hésitation suspecte :
« Oh, ça s’est bien passé aussi ; on a récité les leçons, puis on a chanté… »
« Menteur ! »
Le cri me saisit aussi fort qu’une claque.
« La mémé Tal-i-Qual t’a vu de sa fenêtre filer vers le Tech ! Qu’es-tu allé y faire ? »
Maudites commères ! Mais je n’ai pas le temps de les vouer au gémonies : je suis assailli par un feu nourri de questions. Maman cherche à discerner s’il ne s’agit là que d’une gaminerie, hypothèse finalement rassurante et sans réelle conséquence, ou si quelque entourloupe couve là dessous, ce qui l’inquièterait tout autrement. Et moi, je n’arrive qu’à bégayer des réponses sans queue ni tête…
Paradoxalement, l’indignation de Maman est telle que j’échappe à la correction qui serait la règle en pareil cas. Mais j’écoperai d’une mémorable série d’interdictions, de privations en tous genres et d’une masse de devoirs supplémentaires.
Et bien des années passeront avant que je ne m’aventure à nouveau sur les berges sablonneuses du Tech. Le jeu, tout bien pesé, n’en valait pas la chandelle...
Le programme ecclésiastique du dimanche est d’une densité aujourd’hui inconcevable pour une petite ville de quinze cents habitants :
- petite messe à huit heures ;
- grand messe à onze heures ;
- vêpres à quinze heures.
En période estivale, une petite messe peut s’y rajouter vers dix heures, célébrée à l’attention des curistes dans la minuscule chapelle qui domine le parc de l’Etablissement Thermal.
En semaine, la petite messe de huit heures du matin rassemble chaque matin, invariablement, une poignée de dames d’un certain âge, si ce n’est d’un âge certain ; rien ne semble pouvoir les empêcher d’y assister. A l’heure où le village s’éveille à peine on les voit se hâter, qu’il neige ou qu’il vente, vers l’église Sainte Marie ou la chapelle Saint Antoine, silhouettes frêles en général, la tête couverte d’une jolie mantille de dentelle, d’une longue écharpe ou d’un simple foulard.
Pour accompagner les offices du dimanche, le prêtre s’appuie sur quelques « escolàs » (enfants de choeur). Pour ceux qui, à l’époque, nous connaissent bien, cette expression vaut son pesant de sel !
Le petit groupe auquel je serai quelques temps intégré comprend :
- les deux cousins Surjus, Jean-Marie et Henri ; l’aîné est le plus âgé de nous tous et nous domine de sa carrure : c’est notre chef !
- Jean Faucon ;
- Georges Sabaté.
Dans les premiers temps de mon « sacerdoce », les enfants de choeur arborent pendant les offices une tenue « à l’ancienne » : chasuble de tissu moiré et surplis de vraie dentelle ; les chasubles sont d’un beau rouge vif à l’exception de celle du « chef », violet sombre.
A la suite de quelque concile, je suppose, ces tenues, dont je regretterai vraiment qu’aucune photographie ne puisse témoigner (les images ci-dessus sont tirées d’Internet), seront rangées au placard des antiquités et remplacées par de sobres aubes blanches.
Pour célébrer les petites messes, le prêtre ne requiert la présence que d’un seul « escolà » à moins qu’il ne décide de s’en passer.
Mais à la grand-messe et aux vêpres les enfants de choeur sont quatre, symétriquement répartis de part et d’autre de l’autel.
Le service n’est pas très exigeant : le chef (ou son suppléant, poste très convoité !) marque les principaux temps de l’office par de vigoureuses sonneries de clochette qui font se dresser, s’agenouiller ou s’asseoir toute l’assistance ; il faut savoir, le moment venu, jouer sans faux pas le ballet compliqué du passage des hosties et des burettes précédant l’offertoire et la communion et passer sans trébucher le lourd lutrin d’un côté à l’autre de l’autel.
Nous assurons également la quête, répartis en deux équipes : moitié droite - moitié gauche de la nef. Nous prenons ce dernier rôle très au sérieux, persuadés d’assurer le pain quotidien de notre « employeur » ! Et nous sommes consternés devant le maigre résultat de certaines collectes qui risquent selon nous de réduire à la famine le pauvre prêtre. Nous observons donc avec vigilance les manoeuvres des paroissiens. Si l’un d’eux ne donne rien ou donne trop peu par rapport à son rang social estimé, nous marquons le pas à sa hauteur, le fixant avec une douloureuse insistance. La plupart du temps, l’iconoclaste ignorera nos mimiques mais parfois il percevra notre muet message et se fendra d’un complément d’obole.
Le reste du temps nous jouons les figurants, tantôt agenouillés sur les marches de l’autel, tantôt assis dans les vieux bancs à pupitre, bayant aux corneilles, écoutant distraitement les envois et les répons de l’office en latin (nous en connaissons par coeur le rythme musical sans en comprendre un traître mot) ou détaillant le décor baroque de l’autel, les attitudes des statues ou les saynètes du chemin de croix, lorsque nous ne nous livrons pas en silence à quelque dispute…
Sur les chaises et les bancs de l’église subsistent les traces d’une tradition désuète : la location et le marquage des places assises. Ces places se repèrent par de petites plaques en laiton ou fer émaillé. La plupart sont très sobres ; quelques unes, cependant, affichent avec une certaine ostentation des textes et des encadrements ornés de savantes arabesques.
On y lit le nom de personnes oubliées, associant souvent, à la mode espagnole, le patronyme des deux parents. Soigneusement rangés à l’écart des bancs plébéiens se trouvent aussi quelques prie-Dieu à l’assise capitonnée de velours violet mais jamais quiconque ne vient s’y asseoir ou s’y agenouiller… Nos pures convictions de gamins sont choqués par ces marques d’appropriation au sein de la Maison de Dieu ; en réaction, nous prenons un malin plaisir à marquer dans le bois tendre, à l’ongle ou au canif, nos propres initiales. Si l’on en juge par l’état des tablettes, bien des générations ont fait de même avant nous. La vieille église, dans sa grande mansuétude, recueillera ainsi indifféremment en son sein tous les témoignages, qu’ils soient notoires ou anonymes, du passage de générations de fidèles…
A l’Ite Missae Est, nous filons à la sacristie nous dépouiller de nos oripeaux. Nous devons ensuite ranger rapidement les divers accessoires, récupérer les corbeilles de la quête et verser en bruyante cascade leur contenu de piécettes et de rares billets dans la cassette du prêtre. Selon son humeur et la qualité de notre prestation, il y prélève quelques sous qu’il nous distribue. Nous faufilant à travers les derniers fidèles qui s’attardent encore en papotant sur le parvis, nous filons vers nos foyers pour y savourer le repas dominical.
L’assiduité aux vêpres nous pose un grave problème de conscience : les horaires coïncident avec ceux des séances des deux cinémas : quinze heures pile !
D’un côté, être assistant aux vêpres présente un attrait assez particulier : être autorisé à manipuler l’encensoir, lourd ustensile en argent ciselé doté d’un complexe mécanisme de chaînettes.
La séance commence, avec une savante anticipation, par la mise à feu d’une petite pastille de charbon fritté. Après l’ignition, il faut souffler la flamme pour réduire la combustion à un point de braise, déposer la pastille au fond du bel encensoir et la recouvrir avec parcimonie d’une fine couche d’encens. Très vite, tandis que s’élèvent de fines et gracieuses volutes blanches, l’odeur lourde si caractéristique commence à se répandre dans la nef. Il faut alors imprimer à l’encensoir un lent mouvement de balancier : le faible courant d’air ainsi créé entretient la combustion de la braise et assure la diffusion des fumées et vapeurs d’encens. L’assistant, concentré sur cette mission essentielle, va suivre à petits pas le prêtre dans la longue séquence des stations du chemin de croix. Une prestation satisfaisante lui vaudra une gratification plus conséquente que celle de l’office du matin.
Mais pendant ce temps, sur l’écran du « Majestic » et de l’« Eden », John Wayne ou Victor Mature déchaînent applaudissements et trépignements d’enthousiasme au fil de leurs exploits, mais leurs aventures seront perdues sans espoir de retour pour l’officiant des vêpres ; tout juste pourront-ils en récupérer quelques miettes lors des narrations imagées de la récréation du lundi …
Donc, d’un autre côté, choisir le cinéma c’est profiter de l’unique occasion hebdomadaire de voir défiler un grand après midi d’images en mâchouillant goulûment un énorme « Malabar » à la fraise, confortablement calé dans un fauteuil moelleux en compagnie de la plupart des gamins du village. La séance inclut invariablement les actualités (les récepteurs de télévision sont alors rarissimes !), un documentaire souvent d’excellente qualité, un ou deux dessins animés, les publicités (Jean Mineur !), l’entracte et enfin le film.
Grand film d’aventures la plupart du temps qui entraînera toute la jeune assistance dans les méandres de son scénario, retenant son souffle, consternée de voir les « bons » acculés par les « méchants », huant copieusement ces derniers à chaque vilenie, trépignant de joie au renversement de situation et applaudissant à tout rompre quand se concrétise l’inévitable « happy end » !
Mais, en ces dimanches où l’attrait des affiches aura détourné de l’église ses fragiles assistants, le prêtre, après avoir philosophiquement constaté leurs désistements successifs, se résignera à officier sans eux. La conscience silencieuse de cette petite lâcheté arrivera tout de même à glisser quelques scrupules dans le plaisir des « escolàs »…
Ces joyeuses aventures d’enfants de choeur, qui auraient pu trouver place dans une séquence de Don Camillo, dérouleront leurs épisodes dominicaux jusqu’à ma communion, en mai 1958 (date retenue par l’histoire pour d’autres raisons...).
Je céderai alors ma charge d’enfant de choeur à de plus jeunes pour devenir un simple fidèle, plutôt assidu, jusqu’à ce que les états d’âme de l’adolescence et la découverte de la philosophie puis les éloignements successifs de mes lieux d’études rendent ma fréquentation de l’église du Boulou de plus en plus aléatoire.
En janvier 1971, par une journée glaciale, abasourdis de chagrin, nous y avons accompagné Papa pour son dernier voyage.
Fin juin 2004, dans la splendeur insolente d’un jour d’été méditerranéen, j’y prononçai pour une assistance recueillie un dernier message à l’adresse de Maman qui venait de nous quitter.
Ainsi soit-il !
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passeur de mémoire 3- Bernard MIRAILLES

Publié le par jo

Petites chroniques boulounencques (1954-1957) 3
L’Ecole communale



Après les très brèves vacances de Toussaint 1954 (de sinistre mémoire par ailleurs...) qui ont vu se dérouler notre déménagement, il nous faut rapidement rejoindre les écoles du Boulou. Si je me souviens bien, les rentrées étaient tardives, presque début octobre, peut-être à cause des vendanges : beaucoup de parents comptaient sur leur progéniture pour leur fournir une main d’oeuvre pas très robuste, certes, mais très bon marché.
L’année scolaire est donc à peine écornée en ce début novembre. Jean-Marie est admis à l’école maternelle alors située dans une petite impasse au pied du clocher. Je découvre quant à moi l’école communale ou je vais passer trois années.
L’école communale occupe un bâtiment à un étage. Sa façade rappelle vaguement le « style colonial » et son agencement répond à une logique strictement utilitaire. Ce bâtiment fut construit sur l’emplacement d’une ancienne église et de son cimetière, si j’en crois un vieux plan, de vieilles histoires et quelques vestiges. Aucun fantôme, cependant, n’est jamais venu tourmenter ces lieux grouillant de jeunes vies.

Bâtiments et cour de récréation sont traversés par une frontière stricte qui sépare le domaine des filles de celui des garçons. Comme beaucoup de traditions, celle-ci semble trouver une indiscutable justification dans le simple fait que son origine en est immémoriale…
Je ne mémoriserai donc pendant mon séjour que le « côté garçons » de l’école ; j’imagine, considérant la symétrie externe des lieux, que le « côté filles » en est la fidèle réplique.
On y trouve quatre grandes salles : chacune abrite les classes de deux années, respectivement les Cours Préparatoire, Elémentaire, Moyen et Certificat d’Etudes. Pour peu que l’on redouble, on peut donc arriver à passer une bonne dizaine d’années entre ces murs : je me contenterai de trois.
Ces salles affectent la forme de grands cubes, hauts de plafond, à l’austérité monacale. Aucune fantaisie de décoration, aucune gravure pour égayer les murs grisâtres. Selon la position de la salle dans le bâtiment, la lumière naturelle pénètre par deux ou trois hautes fenêtres, protégées par un grillage fixé à l’extérieur et grignoté par la rouille. La lumière artificielle provient de trois chiches ampoules sous leur disque d’abat-jour en métal émaillé blanc, pendant du plafond au bout de leur long câble.
Le sol est pavé de tommettes rouge sombre. Les bancs, à deux places, sont disposés en quatre travées de quatre ou cinq rangs chacune.
Dans la salle du Cours Elémentaire, le bureau du « Maître » (l’instituteur) est monté sur une estrade ; les bancs des élèves sont en bois massif, lustré par le passage de génération d’élèves ; nombre d’entre eux y ont gravé leurs initiales, au canif ou à la pointe de compas.
Un poêle à bois, seul moyen de chauffage, est disposé à côté de l’estrade ; ses trois pieds reposent sur trois briquettes réfractaires ; un interminable tuyau assure le tirage jusqu’à une des fenêtres donnant sur la rue. Lorsque la température extérieure l’exige, le poêle est mis à feu, une demi-heure environ avant le début des cours du matin, par un des élèves ; cette importante responsabilité, très convoitée, échoit à tour de rôle à quelques élèves appréciés pour leur sérieux. Ils sont également astreints, ces matins là, au nettoyage à grande eau du tableau d’ardoise pour le débarrasser des marques et des poussières de craie laissées par les cours de la veille.
Lors de l’allumage, la mise en combustion de bois encore un peu vert produit une épaisse et lourde fumée blanche qui embrume toute la rue ; au contact du tuyau glacé, cette fumée se condense partiellement en goudrons bruns dont les coulures maculent le tuyau jusqu’au poêle. Si le boutefeu ne prend pas garde à bien régler les clés de tirage, la fumée refoulera dans la salle de classe et mettra du piquant aux premières minutes des cours. En revanche, s’il réussit bien son affaire, ses camarades trouveront à leur entrée en classe un poêle ronflant vaillamment dont le rayonnement bienfaisant commencera à adoucir l’atmosphère humide et froide laissée par la nuit.
Aussi incroyable que cela puisse paraître, ces pratiques artisanales n’ont jamais connu de défaillance ni provoqué d’accident.
Notre salle de classe du Cours Moyen ressemblait beaucoup à celle-ci
Dans la salle dédiée au Cours Moyen, l’arrivée quasi miraculeuse d’un reliquat de budget dispensé par l’Education Nationale ou la Municipalité d’alors avait permis de remplacer les vénérables bancs de bois massif par du mobilier plus moderne en bois thermoformé et tubes d’acier. L’estrade avait disparu par la même occasion : l’instituteur était descendu au niveau de ses ouailles. Le poêle, enfin, avait été relégué dans un angle de la pièce ; plus discret, il était devenu moins efficace : par certaines matinées d’hiver, les doigts gourds avaient bien du mal à contrôler la trajectoire des porte plumes.
Les cours se déroulent dans une ambiance plutôt stricte : rires et bavardages sont réservés à la récréation. La pédagogie, très pragmatique, vise à faire assimiler le bagage minimum indispensable au bon citoyen.
Dans les disciplines du français, on trouve lecture et vocabulaire, récitation, dictée, grammaire et de courtes rédactions.
Pour les mathématiques, la géométrie nous tend les pièges de ses prés aux périmètres bizarres ceints de clôtures aux intervalles facétieux ; l’arithmétique puise dans les exemples de la vie quotidienne les sources d’application de cette bonne vieille règle de trois ; mais il faut d’abord domestiquer les perfides tables de multiplication ! Notre instituteur a pour cela mis au point une méthode diabolique : il fait dégager les pupitres de tout accessoire en dehors d’une ardoise et d’un bout de craie ; il se campe bien droit face à ses élèves, tétanisés, mains à plat de part et d’autre de l’ardoise ; il lance sa première colle : « 7x8 ? » ; tous se précipitent alors pour écrire le résultat et lèvent ensuite bien haut l’ardoise au dessus de leur tête. Le dernier à réagir écopera d’une page d’écriture : vingt-cinq lignes de : « 7x8 = 56 » ! Les ardoises sont effacées et l’interrogation suivante tombe : « 9x7 ? » …
Les malheureux qui échouent trop souvent à l’exercice ont droit, en plus de leurs pages d’écriture, à de magistrales et sonores admonestations. Ces séances de torture seront plus tard jugées « politiquement incorrectes » ; cependant, tous comptes faits, elles s’avèrent d’une redoutable efficacité !
La géographie est ciblée sur la France et l’ensemble de territoires qu’on appelle alors « l’Empire Colonial ». J’adore la grande carte qui met en évidence cette multitude de parcelles roses aux noms exotiques qui se détachent sur le fond d’un monde estompé en gris ; notre pays y assure, nous démontre-t-on à grands coups d’images d’Epinal, une souveraineté bienveillante et bénéfique dont je me sens très fier ! Et mon imagination s’enflamme en rêvant d’organiser quelques ultimes expéditions qui permettraient de parachever le joli quadrillage rose sur la triste planète grise…L’histoire est de la même veine avec sa belle collection de clichés : nos ancêtres les Gaulois, leur cérémonie du gui, Gergovie et Alésia (on devine sur quelles bases Astérix a construit son succès), les Rois fainéants, Clovis, Charlemagne, Crécy, Azincourt, la guerre de Cent Ans et Jeanne d’Arc (« bouter l’Anglais hors de France »), la Renaissance dissipant les ténèbres du Moyen Age, Bayard, François 1er et son « Marignan-15-15 » (on plaint l’infortuné qui a un jour hérité de ce numéro de téléphone !), Louis XIV et Versailles, la Révolution et La Bastille, Napoléon, Austerlitz, Waterloo et Sainte-Hélène dans un saisissant raccourci… Pour simpliste et caricatural qu’il fût, ce défilé, pris comme un jeu, avait le mérite de poser des repères simples pour étalonner la chronologie de notre histoire…
Les sciences naturelles basent leur enseignement sur la mise en évidence, dans la vie quotidienne, de quelques phénomènes fondamentaux de physique, chimie, botanique ou zoologie : le manuel peut facilement être pris comme un petit guide de la vie courante ; cette relation très pragmatique rend cette matière particulièrement attrayante à mes yeux et les séances m’en semblent toujours trop courtes.
L’Instruction Civique pourrait également figurer dans le manuel de la vie courante ; mais la litanie des institutions locales et nationales, trop dogmatique et trop statique, nous apparaît trop rébarbative.
L’école dispose de quelques planches éducatives, grands panneaux d’épais carton glacé soigneusement rangés dans un placard chez Monsieur Grau. Les fameuses cartes géographiques « Vidal-Lablache » nous sont les plus familières mais il en existe aussi quelques unes relatives à d’autres disciplines.
C’est le cas pour les sciences naturelles. Ainsi, le jour où doit commencer l’étude de la poule, Monsieur Lagarde, pour bien assurer son premier exposé, nous annonce qu’il va quérir chez Monsieur Grau l’une de ces fameuses planches et s’absente donc quelques instants. Comme chaque fois que nous sommes livrés à nous-mêmes, l’ambiance monte rapidement, de chuchotements à peine audibles au début vers un sourd brouhaha précédent le chahut ; mais Monsieur Lagarde repousse déjà la porte de communication, portant fièrement sous le bras le grand panneau cartonné dont nous ne voyons au début que le verso. Le silence retombe instantanément et chacun de nous se tord le cou pour essayer d’entrevoir la mystérieuse planche. Monsieur Lagarde, nous tournant le dos, la retourne enfin pour la suspendre devant le tableau noir. Nous découvrons alors un squelette de poule, gigantesque par rapport à nos petites tailles.
Le dessinateur, dans une intention louable, a dessiné l’animal de telle sorte que nul détail n’en soit masqué : aile mi-relevée, tête rejetée en arrière au bout d’un serpentin de vertèbres, le tout perché sur deux grêles échasses, en déséquilibre comme si l’animal allait esquisser quelques pas de la Danse Macabre. Cette représentation nous surprend tous tellement par rapport à l’image des volailles grassouillettes et bien emplumées dont nous avons l’habitude que nous éclatons tous ensemble d’un fou rire inextinguible !

Monsieur Lagarde est horriblement vexé de cette réaction. Du coup, il décroche rageusement la planche, file derechef chez Monsieur Grau pour la ranger et revient illico nous taxer d’une magistrale punition collective dont la rédaction nous mènera bien au delà de l’heure normale de la sortie, à la grande perplexité des parents qui nous attendent à la porte.
A cette première mesure s’ajoutera l’ordre exprès de reconstituer, sous une semaine, un squelette de patte après avoir étudié puis dessiné la patte entière. Les volailleurs resteront quelques temps perplexes cette semaine là, se demandant à quelle nouvelle mode il fallait attribuer ce regain d’intérêt subit pour les pattes de poule ?
Sur les membres soigneusement amputés, nous essayons d’abord de comprendre le jeu des tendons ce qui nous permet ensuite de terroriser frères et soeurs plus jeunes en animant de mouvements spasmodiques les macabres trophées. Les pattes passeront ensuite longuement au court-bouillon pour pouvoir en décortiquer facilement tous les osselets. Ces derniers, dûment repérés, seront alors soigneusement rassemblés et piqués en bon ordre sur un carton pour reconstituer l’allure de la patte d’origine. Le jour de la présentation générale des trophées à l’instituteur, quelques relents de pot-au-feu se mettront à flotter dans la classe…
Il se pratique déjà une certaine forme de contrôle continu : tout est objet de notations ! Chaque fin de mois, l’instituteur se lance dans une complexe séance de calculs dont émerge Le Grand Classement du mois ; ce classement va conditionner la position des élèves sur les bancs de la classe, les premiers au premier rang, les derniers relégués au fond : on imagine la motivation de ces derniers !
Je ne peux dire aujourd’hui si cette pratique « élitiste » était généralisée ou si elle faisait partie des méthodes spécifiques de notre instituteur de Cours Moyen, Monsieur Lagarde ? En tous cas, personne, des enfants ou des parents, n’aurait eu ne fût-ce que l’esquisse d’idée de la contester…
Nos bancs sont équipés de jolis encriers de porcelaine blanche nichés dans deux découpes aux angles du pupitre. Chaque fin de semaine se déroule le rite du remplissage ; Monsieur Lagarde sort de son placard une bouteille de verre munie d’un bec verseur et parcourt les rangs pour remettre à niveau les encriers. Lorsque la bouteille tire à sa fin, il envoie un élève la nettoyer au robinet de la cour ; ensuite, cérémonieusement, il y laisse tomber une ou deux pastilles tirées d’une antique boîte cartonnée, la remplit d’eau distillée et secoue le tout énergiquement : devant nos yeux écarquillés, la vénérable bouteille a refait son plein de belle encre violette !
Lorsque la belle saison nous ramène ses hordes de mouches, les encriers deviennent le siège d’un jeu cruel mais très apprécié : les diptères y plongent soit de leur propre mouvement, soit par le jeu d’une main leste ; restées vivantes, elles s’extirpent tant bien que mal du piège diabolique et, dégoulinant d’encre, cherchant désespérément une issue, elles tracent sur les pupitres d’erratiques arabesques où nous cherchons à décrypter quelque mystérieux message… Curieusement, Monsieur Lagarde tolère ces petits jeux de cirque pourvu qu’ils se déroulent en silence !
Chacun se souvient de ces studieuses séances de composition, chaque élève voûté devant sa feuille, alternant les séquences de réflexion laborieuse et d’écriture fébrile, le silence absolu troublé seulement par quelque soupir de lassitude et par le bruit des pas du « maître » qui circule lentement entre les rangs, suivant attentivement la progression des lignes d’écriture, toujours soupçonneux d’éventuelles tricheries …
Nos instituteurs doivent en effet maintenir dans leur classe une discipline très stricte, indispensable face à de grands gaillards, adolescents précoces dont la carrure avoisinait parfois la leur .Certains élèves ont doublé ou triplé plusieurs classes ce qui leur vaut une forme de respect et une aura de prestige de la part des plus jeunes ! Au moindre signe de faiblesse, l’instituteur risque la perte de contrôle…
Toute l’énergie refoulée pendant les cours remonte en explosion dès que s’ouvre la récréation. La cour a pour nous la dimension d’un univers immense, propice au déroulement de toutes sortes de jeux issus de notre fertile imagination. Elle me paraîtra minuscule lorsque j’y effectuerai un pèlerinage, quelques dizaines d’années plus tard…
Son plan suit les contours de deux quadrilatères juxtaposés. Le premier, rectangle parfait délimité sur trois côtés par les bâtiments de l’école, inclut un vaste sautoir empli à ras bord de sable du Tech ; ce sautoir est en principe réservé à nos rares compétitions sportives ; il est interdit d’accès le reste du temps sous peine de sanction immédiate. Cette interdiction est d’ailleurs à l’origine d’un petit jeu pratiqué par une bande de malins en permanence aux aguets à proximité du sautoir. Dès qu’un étourdi s’aventure imprudemment dans leur périmètre, ils l’envoient valser au milieu du sable d’une vigoureuse bourrade et regagnent aussitôt leur poste d’observation ! L’action, fulgurante, est calculée pour que la victime tombe précisément sous le regard d’un des maîtres et se fasse donc réprimander malgré toutes ses protestations tandis que l’agresseur ne sera pas inquiété…
Le deuxième quadrilatère est de dessin irrégulier, cerné de hauts murs qui ont vraisemblablement contribué à d’autres usages. Ces murs séparent notre cour de la rue du Quatre Septembre d’un côté, de la cour des filles de l’autre, d’un vague jardin au fond. Côté rue, une large porte à deux battants de bois massif armés de larges ferrures ; l’un de ces battants s’ouvre quatre fois par jour pour livrer passage au flot des écoliers entrant ou sortant. Une autre porte, minuscule celle là, excite les imaginations : elle est percée dans le mur qui sépare notre cour de celle des filles ; son frêle battant, équipé d’une serrure démesurée, ne s’ouvre que très rarement.
Je serai l’acteur sinon le héros involontaire d’une de ces ouvertures exceptionnelles vers la fin de ma scolarité boulounencque. Le concours d’entrée en sixième vient alors d’être supprimé. Cependant, pour nous jauger, on nous a soumis à quelques épreuves tirées des derniers concours, en particulier une redoutable dictée truffée de subjonctifs, de participes et de compléments d’objet sournois dont j’ai eu la chance de me tirer sans faute. Monsieur Lagarde, très fier de cette performance qui de son point de vue résulte de ses efforts pédagogiques, souhaite la porter immédiatement aux yeux d’une de ses collègues qui exerce dans la même classe, chez les filles. Il me demande donc d’aller lui montrer ma copie et, pour franchir la petite porte, il me confie une clé qu’il dégage ostensiblement de son trousseau devant la classe stupéfaite de découvrir ce privilège. Pas très fier, je me dirige vers la porte de la classe, défilant devant mes camarades ; leurs yeux narquois mais attentifs traduisent en silence les quolibets et plaisanteries qu’ils n’oseraient exprimer oralement. Je me retrouve dans la cour déserte, saisi par son silence inhabituel. En quelques pas, je suis devant la porte mystérieuse ; la clé tourne sans effort dans la vieille serrure et, le seuil franchi d’un pas prudent, je me retrouve dans le royaume interdit. La cour des filles est aussi déserte que celle des garçons ; je note, légèrement désappointé, qu’elle est tout aussi banale, d’aspect tout à fait semblable et ordonnée selon un plan parfaitement symétrique. Monsieur Lagarde, par de grands gestes à travers les fenêtres, a alerté sa collègue : elle m’invite donc sans hésiter à entrer lorsque je gratte timidement à la porte de sa classe ; je me faufile jusqu’à son bureau et lui remets le dossier en bredouillant une explication qu’elle n’écoute pas. Elle me remercie cependant avant de me congédier presque aussitôt d’un mot libérateur. Je bats en retraite sans demander mon reste : le silence, l’attention et les plaisanteries rentrées des filles valent bien ceux des garçons ! Après un bref compte rendu à Monsieur Lagarde, je rejoins ma place avec un immense soulagement. Bien entendu, à la récréation suivante, je suis harcelé de questions ; et moi, ayant repris mon assurance, je fais monter les enchères en me livrant à un délicieux exercice de cabotinage…
Contre le mur qui sépare notre cour de celle des filles s’appuient diverses constructions et accessoires : tout au fond, une sorte d’atelier ; ensuite, le préau où nous nous entassons les jours de forte pluie ; ce préau abrite aussi les lieux d’aisances ; enfin, une sorte de fontaine dont le robinet laisse couler une belle eau fraîche très appréciée l’été.
Quatre beaux platanes dominent, malgré les élagages répétés, la partie de cour éloignée du sautoir ; ils nous distribuent, selon la saison, les soies duveteuses de leurs bourgeons, les boules de leurs fruits ou la pluie de leurs feuilles desséchées.
Les soies, brassées par la tramontane, pénètrent partout, irritant les yeux et les narines, provoquant crises de larmes et éternuements.
Les boules de platanes fournissent à nos jeux des accessoires fort appréciés, tour à tour fléaux d’armes lorsque nous mimons des tournois de chevaliers ou projectiles de fronde lorsque nous voulons singer des tribus de « sauvages ».
La chute des feuilles couvre le sol d’un tapis épais que nous jouons à rejeter en l’air en fugitives cascades ; le soleil d’automne, encore vaillant, y magnifie, en clignotements d’ombres et de lumière, l’infinie palette des verts, des ors et des bruns. Nous nous lançons dans des concours improvisés, à qui trouvera la feuille la plus large, la plus découpée ou la plus bigarrée.
Mais, rapidement, les instituteurs prennent les choses en mains : ils organisent des corvées de ramassage ; les élèves, organisés en noria, collectent les monceaux de feuilles et, brassée après brassée, les entassent, jusqu’à dépasser leur propre taille, dans un renfoncement de mur.
Un des instituteurs se proclame alors boutefeu : en quelques habiles coups de briquet, il enflamme le tas en plusieurs points de sa base ; le feu couve d’abord un certain temps, dégageant une fumée blanche épaisse et piquante dont les âcres volutes nous obligent à nous éloigner ; et soudain, le tas s’embrase, lançant au ciel de claires flammes qui dévorent très vite les fumées pour ne laisser place qu’à une ronflante torchère ; les flammèches, portées par l’air surchauffé, volètent presque jusqu’au sommet des ramures dégarnies.
Le spectacle improvisé fascine les gamins ; tout excités, ils s’agitent et crient à tue tête autour du foyer, y projetant tout ce qu’ils peuvent trouver dans la cour de feuilles mortes, vieux papiers et autres débris inflammables.
Feu de feuilles vaut feu de paille : dans l’angle des murs ne subsistera plus, en peu de temps, qu’un petit tas de cendres recouvrant quelques fines braises rougeoyantes ; il sera temps de retourner en classe…
Les instituteurs, pendant les récréations, accomplissent un curieux rite : alignés de front, suivant une trace rectiligne et immuable, ils filent d’un pas rapide vers le fond de la cour, pivotent sur place, reviennent tout aussi vite en sens inverse, pivotent à nouveau et ainsi de suite indéfiniment… Leur ligne respecte un ordre immuable, du Certificat d’Etudes au Cours Préparatoire : Monsieur Grau, le chef, ancien joueur de rugby solide et trapu sous son crâne chauve et luisant ; Monsieur Lagarde, l’adjoint, longiligne et fébrile ; Monsieur Four, le vénérable ancien, grosse moustache et grande silhouette étriquée ; Monsieur Aspart enfin, le plus jeune, le plus petit en taille et déjà bedonnant, qui donne l’impression de toujours courir après les trois autres. Cette course virevoltante leur permet-elle de discuter ? Ils maintiennent en tous cas malgré leur air affairé une surveillance sévère sur toute la cour de récréation : lorsque leur éternel va et vient s’interrompt, chacun se fige, cherchant des yeux l’inconscient qui, par un excès quelconque, a attiré leur attention ; ce coupable est assuré de récolter au moins quatre pages d’écriture, une réprimande incendiaire et éventuellement une bonne calotte ou un coup de pied aux fesses !
Ce manège a tout naturellement induit chez les fortes têtes l’idée d’un jeu de défi : se réglant sur le rythme très régulier des allers-retours, ils arment en un éclair des attaques sournoises ou des provocations perfides vers les plus jeunes ou les plus candides alors que les quatre instituteurs leur tournent le dos ; le temps que la naïve victime réagisse, le demi-tour est intervenu et c’est cette réaction qui tombera sous l’oeil courroucé des instituteurs alors que le provocateur affectera hypocritement une attitude d’innocence outragée.
Les instituteurs ne sont en général pas dupes : la plupart du temps, provocateur et victime sont sanctionnés ensemble, parfois rejoints par un tiers dont l’unique faute a été de se trouver dans le périmètre de l’altercation !
Mais la ruse peut prendre, quelquefois, laissant l’agresseur ravi et l’agressé vindicatif ; l’affaire se réglera alors en finale le soir, dans la pénombre d’une impasse, devant deux poignées de supporters déchaînés…
Le lundi, des cercles d’auditeurs goguenards, attentifs ou passionnés se forment autour de ceux qui, dans l’un des deux cinémas du Boulou (« Le Majestic », route de Céret ; « l’Eden », route de Perpignan), ont eu la chance d’assister à la projection d’un film d’aventures : western, peplum, policier, science-fiction… Le conteur, soulignant ses propos de force gestes évocateurs et onomatopées suggestives, s’échauffe rapidement sous la pression de son auditoire : la narration tourne à l’épopée ! Lorsque le scénario s’avère particulièrement alléchant, le petit groupe décide d’en utiliser la trame pour improviser un jeu de rôles qui verra immanquablement s’affronter deux ou trois bandes rivales. Quelques fieffés stratèges posent rapidement des règles de base tandis que des rabatteurs s’affairent à rameuter le plus possible de joueurs ; les chefs de bande se disputent l’enrôlement de ces recrues pour se constituer une éphémère équipe de fidèles. Chacune se choisira un repaire dans un angle de la cour et le jeu pourra commencer ! Selon le thème du film, nous nous transformerons en cow-boy, indien, mercenaire, légionnaire, Chevalier Teutonique, corsaire, pirate, explorateur, aviateur, policier ou gangster, mimant avec beaucoup de conviction le galop du cheval, le balancement de l’esquif sous la houle, le vrombissement de la voiture ou le sifflement de l’avion sans parler du fracas des armes adéquates. Offensives, contre-offensives, blessés, prisonniers, tout y sera !
C’est bien entendu au moment le plus palpitant de l’aventure simulée que retentira l’appel à rejoindre les classes… Abandonnant le monde fugitif mais enchanteur de leur imaginaire, les gamins repassent à regret la dure frontière de la réalité pour y affronter des ennemis autrement redoutables : l’orthographe sournoise et les multiplications perfides. Mais bientôt ils commenceront à décompter en leur tête le temps les séparant de la récréation suivante et de la reprise de leurs merveilleuses fictions.
La cour de récréation a ses modes et ses saisons.
Lorsque les jeux de billes emportent la majorité des préférences, la cour est frappée d’un calme inhabituel. Une multitude de terrains minuscules s’y dessinent ; chacun est le théâtre de parties acharnées. Les joueurs, entourés d’une haie de connaisseurs, rivalisent d’adresse et de combativité, démontrant un étonnant savoir-faire dans l’utilisation d’une large palette de techniques. Pendant ce temps, en coulisse, quelques trafiquants se plongent dans d’incroyables négociations pour enrichir leur chatoyante collection, soigneusement serrée dans une bourse rebondie pendue à leur ceinture. Ces bourses éveillent naturellement les convoitises : de temps à autre, un petit commando fondra sur le parvenu pour le soulageait prestement de son trésor !
Les « pyñols », surnom local des noyaux d’abricots, surgissent en masse à l’époque des confitures. Ils servent de monnaie d’échange dans toutes sortes de jeux de hasard, la cour devenant alors un véritable tripot ! Les gamins s’y partagent entre tenanciers et joueurs : les premiers montent boutique autour de quelque idée originale et, volubiles, font miroiter l’appât de gains faciles aux seconds. Ces derniers n’ont que l’embarras du choix lorsqu’ils se décident à tenter leur chance. La plupart du temps, il s’agit de renverser une brindille de platane plantée sur un petit tas de poussière : à trois pas, on gagne trois fois sa mise, à cinq pas, cinq fois et ainsi de suite. Des paris fous se tenteront ainsi à vingt ou trente pas, d’éphémères fortunes se constitueront et se dilapideront quotidiennement. Là aussi, la technique du hold-up est couramment pratiquée, déclenchant parfois de vigoureuses échauffourées qui justifieront l’intervention des instituteurs.
Le jet de pétards sera un autre exemple de mode, aussi explosive qu’éphémère d’ailleurs. On trouve à ses origines les tréfonds du « Bazar Louis », pourvoyeur officiel et sponsor en jeux de toutes sortes. Le bonhomme reçoit un jour une boîte de petits pétards. Ils se présentent comme de petites bourses en papier de soie d’apparence inoffensive. Mais ils contiennent une amorce au fulminate qui détone au moindre choc, une pincée de poudre noire et une pincée d’oxyde métallique. Il suffit de les laisser tomber d’une faible hauteur pour qu’ils éclatent. Leur explosion s’accompagne d’une petite flamme joliment colorée par la poudre d’oxyde et d’une détonation caractéristique au claquement très sec.
Un intrépide expérimentateur ne peut résister à la tentation d’en lancer un en pleine cour. Le premier moment de stupeur passé, une petite foule se rassemble autour de ce pionnier et, très vite, sa découverte est connue de tous. Le jeudi suivant, il y a foule devant le « Bazar Louis » : chacun veut avoir sa poignée de pétards ! Et dès le lendemain des chapelets de détonations se mettent à retentir pendant les récréations, soit pour accompagner les jeux, soit simplement pour le plaisir de faire du bruit.
Les instituteurs, bien qu’agacés par ce tintamarre, restent d’abord relativement neutres face à la nouvelle lubie de leurs élèves : les charges, très faibles, ne présentent aucun danger et la discipline en classe n’est pas mise en cause. Un jour cependant, un élève en interrogation orale, bien campé dans un semblant de garde à vous face à son maître, tripote machinalement dans sa poche la poignée de pétards destinée à animer la récréation suivante. Cette friction échauffe l’un d’entre eux qui éclate, entraînant l’explosion de tout le contenu de la poche. La classe est d’abord assourdie par la détonation relativement forte puis lentement envahie par les volutes d’une fumée âcre tandis que s’élèvent les cris de douleur de l’imprudent, pantalon déchiqueté et épiderme sérieusement entamé. Il en sera heureusement quitte pour quelques ecchymoses et surtout une belle frayeur. La salle de classe devra être évacuée le temps que l’irritante fumée se disperse.
Dans l’heure qui suit, Monsieur Grau interdira, sur un ton dissuadant toute tentative d’infraction, l’usage et la détention du moindre artifice pyrotechnique dans l’enceinte de l’école et dans ses environs immédiats.
L’autorité physique et morale des instituteurs s’étend en effet assez largement au delà des murs de l’école et de ses cours de récréation : il n’est pas rare qu’un gamin, pris en flagrant délit de quelque ânerie, se fasse vertement tancer en plein village par l’un d’entre eux. Lorsque les parents sont témoins, ils doublent allègrement la sentence ! De ce fait, les rues entourant l’école sont assez peu fréquentées par les élèves attendant l’ouverture des portes ; ils préfèrent aller dépenser notre trop plein d’énergie un peu plus loin, hors de la vue directe des surveillants.
Un site se prête particulièrement bien à cette intention : la rue « de la font d’en Llause » du nom d’une petite source ou fontaine publique dont le jet chantonne gaiement dans son bassin. Personne ne sait plus qui ont été ce sieur ou cette dame « Llause », à supposer qu’ils aient jamais existé ; mais leur fontaine et leur ruelle sont aussi célèbres chez les gamins de cette époque que les sources thermales chez les curistes. Beaucoup de ces gamins, une fois adultes, se souviendront sans doute en souriant des fantastiques aventures qui s’y déroulèrent.
Cette ruelle, étroite et tortueuse, suit le bord irrégulier d’une vieille falaise du Tech ; elle longe, côté village, une ligne de maisons anciennes dont beaucoup sont inhabitées ; elle surplombe, côté rivière, une ou deux ruines aux murs épais et les terrains vagues qui avaient été leurs jardins. Un énorme figuier a pris racine au milieu des vieux murs et, au fil des ans, a précipité leur démantèlement : ce site accidenté est donc particulièrement propice aux hardies escalades et aux palpitantes parties de cache-cache. Les anciens jardins ont été colonisés par des massifs de ronces et quelques buissons de lauriers qui ne laissent libre qu’un étroit talus couvert de gazon sauvage, cassé en son milieu par un ressaut de près d’un mètre.
L’épave d’un fût métallique achève de rouiller là : il souffle à notre imagination toujours en éveil l’idée folle d’un jeu de trompe-la-mort. Le fut est remonté à force de bras jusqu’au niveau de la ruelle puis orienté face à la pente abrupte ; un volontaire, fanfaron malgré sa peur au ventre, s’y glisse et s’y arc-boute du mieux qu’il peut. Dès qu’il s’annonce prêt, ses camarades, d’une poussée vigoureuse, lancent le fût sur la pente où il se met à dévaler, prenant de la vitesse à chaque tour, escorté par les cris d’encouragement des spectateurs. L’objectif est de franchir la plus grande distance possible, mais le « pilote » n’a aucun moyen de contrôler la trajectoire de son engin ; chaque rebond peut brutalement infléchir la course du bolide qui ira alors finir dans les buissons de ronces. Mais non, il reste sur l’axe visé, filant droit vers le petit talus qu’il franchit d’un bond spectaculaire ! Sa chute est heureusement amorti par un matelas d’herbes sèches et il s’arrête finalement sur une providentielle bande de terrain plat.
Le pseudo cosmonaute se dégage tant bien que mal de son véhicule cabossé ; il se redresse sous les vivats, un peu étourdi certes après une telle séance de centrifugeuse, mais très fier finalement d’avoir réussi son expérience initiatique ! Et déjà le suivant veut prendre son tour…
Le carillon plaintif de l’église sonnant deux heures ramène la joyeuse bande aux dures réalités. Elle s’élance dans une course éperdue, s’engouffre en file indienne dans la rue Mirabeau, étroit boyau indigne du grand homme mais qui constitue en l’occurrence un providentiel raccourci, déboule au ras de la chapelle Saint Antoine dans la bien nommée rue des Ecoles, vire au coude à coude dans la rue du Quatre Septembre heureusement peu fréquentée par les automobiles et saute enfin le seuil de la porte de l’école sous l’oeil réprobateur de l’instituteur de service juste avant qu’il ne la referme irrémédiablement pour le reste de l’après-midi…
Les éventuels retardataires connaissent la sanction ; la honte au front, ils doivent retourner à l’entrée principale, rue des Ecoles, y sonner longuement, demander l’autorisation de traverser la classe du Certificat d’Etudes, y subir les quolibets des grands, la réprimande de Monsieur Grau, enregistrer sa punition avant de regagner leur propre classe et y subir un nouveau feu de quolibets, réprimandes et punitions : Dura Lex, Sed Lex !
Cinquante ans plus tard : Le Boulou s’est depuis longtemps doté d’un superbe groupe scolaire, vaste, clair et fonctionnel ; Marie-Elise l’a fréquenté, moi-même ne l’ai jamais visité ; il doit bien compter quinze à vingt salles de classe …Il domine de toute son envergure le minuscule bâtiment de l’ancienne école, heureusement préservé et joliment ravalé qui abrite je crois diverses activités culturelles. Une heureuse initiative a fait abattre les murs d’enceinte : les anciennes cours de récréation des garçons et des filles, toujours dominées par les vénérables platanes, ne forment plus qu’un seul espace agréablement prolongé par un petit jardin ouvert aux promeneurs. Ce jardin appartenait à une grande maison de maître, rachetée par la municipalité afin d’y installer un musée. Au coeur de cet ensemble se niche la vieille chapelle Saint-Antoine, heureusement préservée.
En bordure du parc, une statue évoque le jeune tambour de la bataille du Boulou, remportée par Dugommier. Maman aimait beaucoup cette statue : elle en a pris une photo qui ne l’a jamais quittée…
La fontaine Llause continue à glouglouter son interminable rengaine, toujours jumelée avec sa rue étroite ; cette rue permet maintenant d’accéder au boulodrome, aménagé en contrebas à la place des vieilles ruines…
Ce petit quartier a donc été très gentiment mis en valeur : il est bien plus agréable d’y flâner aujourd’hui que jadis !
Le voyage dans le temps existe ! En se promenant dans ces ruelles calmes, à l’ambiance doucement nostalgique, on peut encore voir les ombres fugitives des gamins que nous étions, entendre les échos de leurs chuchotements, de leurs rires, de leurs disputes… comme si l’on était l’acteur discret de l’un de ces films qui déroulent leur intrigue dans les décors vieillots de cette époque déjà lointaine et pourtant si proche !
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passeur de mémoire 2 - Bernard MIRAILLES

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Petites chroniques boulounencques (1954-1957) 2-1
A la découverte du village

Le village est alors sensiblement moins étendu qu’aujourd’hui mais sa population dépasse largement celle d’Alenya : quinze cents habitants environ. Son plan est maillé par les trois routes « nationales » (Perpignan, Le Perthus, Céret), par la voie ferrée et sa gare, enfin par les ravins du Tech et de son petit affluent la Valmagne qui descend des Aspres.
Au delà de la gare, vers les Aspres, juste un gros mas. Au delà du Tech, vers les Albères, on ne distingue comme construction que la petite usine de mise en bouteilles dont le hangar blanc tranche au milieu des pins sombres ; un peu plus loin, au creux d’un petit vallon, se niche le coquet Etablissement Thermal et son joli parc ombragé.
Le bourg proprement dit juxtapose deux quartiers bien contrastés : en deçà de la route du Perthus, à l’est, le village ancien ; au-delà, en direction de Céret, l’agglomération plus récente.
Le village ancien enroule son lacis de ruelles à partir de l’église et du clocher, semi fortifiés selon un style typique de la région. L’église est construite au point culminant, presque à pic de la falaise du Tech ; le terrain, constitué d’alluvions caillouteuses, se dérobe parfois en périodes de fortes pluies ce qui a causé divers soucis au long de l’histoire, en particulier l’effondrement total du clocher. Autour de l’église, le dessin des petites rues tortueuses permet de deviner la progression du village et de ses enceintes successives, encore marquées de rares vestiges. Certaines voies sont étroites au point qu’on peut toucher, bras tendus, les façades en regard ; en outre, les étages successifs sont construits en encorbellement à la mode du moyen âge au point que les rebords des toits ne laissent voir qu’un mince rai de ciel. En quelques endroits, les maisons sont même construites au dessus de porches enjambant la rue.
Ces plans ne sont pas le fruit du hasard ; ils optimisent économiquement l’occupation du sol ; l’étroit rassemblement de l’habitat favorisait la défense du village lors des périodes historiques hélas fréquentes où des bandes armées écumaient la région ; les décrochements des rues essoufflent la froide Tramontane d’hiver ; leur étroitesse atténue les ardeurs du soleil d’été. Ces petites rues ne s’ouvrent d’ailleurs qu’au passage des piétons : le trafic des véhicules se concentre sur l’artère principale, la Route Royale de Perpignan au Perthus, dont le tracé d’origine était lui même passablement tortueux !
Pour nos yeux et notre imagination d’enfants, ce labyrinthe truffé de recoins mystérieux et de lieux interdits forme un fabuleux terrain d’aventures…
Le quartier récent est un contrepoint presque caricatural du précédent. Ses rues relativement larges s’ordonnent selon un plan quasi militaire en damiers ; les constructions, des modestes villas « Mon rêve », « Les deux soeurs » ou « Are y sem » jusqu’aux vastes demeures cossues des grands propriétaires terriens ou industriels du bouchon, sont entourées de terrains souvent vastes, parfois de vrais parcs, ce qui donne une impression très agréable d’espace et de lumière propice à la promenade. Quelques hôtels reflètent l’engouement récent pour les cures thermales. Ce quartier est surnommé « Le Maroc » parce que les pionniers en ont été, déjà, d’anciens résidents du Maroc exilés lors de la prise d’indépendance de ce pays et des fonctionnaires retraités ayant servi outre-mer ; d’une certaine manière, nous répondons à cette dernière définition…

Il nous a bien fallu affronter l’inconnu ! Nécessité oblige, les premières reconnaissances seront tracées en direction des commerces de base.
Le plus proche, à deux rues à peine, est la laiterie ; la boutique en est claire, pimpante, tenue méticuleusement propre par l’affable laitière ; dans l’arrière boutique on entrevoit la file des lourds bidons de cinquante litres descendus le matin même des hauts alpages du Vallespir ; notre laitière les tire à son comptoir, dans un grand raclement de ferraille, au fur et à mesure des besoins, pour y puiser directement, à coup de mesures d’un demi, un ou deux litres selon le désir du client, un bon lait crémeux, brut de traite. Sur le côté, le petit meuble dévolu à la crémerie propose toute la gamme des produits dérivés : crèmes, fromages et succulents yaourts « fait maison » conditionnés en bocaux de verre consignés. Les emballages de marques sont encore bien rares…
La mission de ravitaillement en lait fait partie des obligations rituelles du petit matin, juste après la toilette : je supporte cette charge pas mal de temps au début ; ensuite, petit à petit et avec réticences, Jean-Marie puis André y contribuent ; l’héroïque bidon ramené de Freiburg est toujours en service mais, copieusement cabossé, il commence à porter sérieusement le poids de son âge ; nos chutes étant plus rares, il peut cependant espérer tenir encore quelques années. Ce vieux compagnon disparaîtra finalement en toute discrétion, je ne sais plus trop dans quelles circonstances …
Dès le retour à la maison du commissionnaire, les deux litres quotidiens sont mis longuement à bouillir; à l’issue de cette opération, le lait s’est couvert d’une épaisse et dense couche de crème, soigneusement récupérée pour de futures pâtisseries ; le liquide restant, escorté d’un fin panache de vapeur, prend le chemin des grands bols du petit déjeuner où il retrouve, selon les goûts et les époques, un fond de café ou de poudre de chocolat ; quelques « peaux de lait » résistent parfois à l’écrémage : elles sont récupérées à la cuillère sur le bord des bols et mises de côté avec de petites grimaces de dégoût…
Les autres commerces sont plus ou moins regroupés autour du centre névralgique du village : la place de la Victoire où trône le Monument aux Morts.
Dans un périmètre restreint on y trouve deux boulangeries (chacune a sa clientèle d’inconditionnels : ils préfèreraient se passer de pain plutôt que d’aller à la concurrence ; nous avons pris nos habitudes « chez Pruja »), une boucherie charcuterie (« chez Valls »), deux ou trois marchands de fruits et légumes ; une épicerie (« chez Modeste »), le marchand de journaux (« chez Blanquier »), enfin une mercerie, le « Bazar Louis », caverne d’Ali Baba dont les trésors de jouets font rêver tous les gamins !

Plusieurs artisans sont également répartis de-ci, de-là : trois entreprises de construction, un ou deux peintres en bâtiment, un électricien, un plombier, un ferronnier, un menuisier, une quincaillerie… Cette densité classe définitivement Le Boulou au dessus d’Alenya dans la hiérarchie urbaine. L’intégration des commerces, qui est presque devenue la norme aujourd’hui avec nos « Grandes Surfaces », n’est même pas imaginable à l’époque.
Terminons par les trois cafés, répartis autour de la place ; dans les salles enfumées, la télévision n’est pas encore apparue ; les terrasses ouvrent à proximité des arrêts de bus. Trois compagnies se partagent une clientèle relativement dense : « Les courriers Catalans » d’une part, « Rey » et « Martell-Rey », les frères ennemis, d’autre part ; elles se répartissent les diverses dessertes depuis Perpignan vers Céret, le Haut-Vallespir et Le Perthus. La gare SNCF avait cessé tout trafic voyageurs dès 1938 ou 1939 mais elle acheminait encore un flux important de fruits et légumes venant d’Espagne.
L’obligation de parcourir quotidiennement à pied, filet à la main ou cabas à l’épaule, ou juché sur quelque antique bicyclette aux sacoches défoncées, le trajet reliant selon une séquence plus ou moins optimisée les diverses boutiques (chacune spécialisée dans son domaine), est comme intégrée dans le fonds culturel local et paraît aussi naturelle et intangible que le sont lever et coucher du soleil. Faire ses courses est, tout comme à Alenya, une occasion de promenade qui fournit en prime son lot de rencontres et son potentiel d’échange des nouvelles locales.
L’attente, certes, peut paraître parfois un peu longue. Ainsi, à l’épicerie de « Modeste », lorsque cette dernière, nonobstant la file de clients qui se contient à grand peine dans son étroite officine, plonge vers l’arrière boutique à chaque sollicitation pour en ramener paquet de pâtes, boîte de sucre ou bouteille de vin, quand elle ne va pas bousculer toute la file pour aller sélectionner une salade sur l’étalage de fruits et légumes dressé à l’extérieur. L’addition se compte à la main, au crayon sur un petit bloc, plus rarement sur une antique machine à calculer. Il arrive fréquemment que cette addition soit discutée, juste pour le plaisir d’un petit marchandage à l’orientale ...
Chacun prend ces délais avec philosophie et entame bientôt un brin de causette avec son voisin, à moins qu’il ne se plonge dans la lecture de l’incontournable « Indépendant des Pyrénées Orientales ». Souvent, quelque quolibet va fuser vers le client qui s’éternise au comptoir ; ce dernier ne manquera jamais de répliquer sur le même ton, faisant rapidement monter l’ambiance dans la boutique. Certains se lassent parfois d’attendre : ils lâchent alors la file en maugréant ostensiblement et se dirigent vers d’autres commerces… Ces manifestations engendrent également leur lot de plaisanteries fines, proférées en face ou, beaucoup plus souvent, dans le dos de l’impatient !
Quel plaisir aussi lorsque, après avoir poussé la porte et fait gaiement tinter son timbre, vous découvrez une boutique vide de clients ! La commerçante, interrompant quelque rangement, émerge de la pénombre, entourée d’effluves de sucres et d’épices, et vous accueille avec un grand sourire détendu ; elle va mettre toute son attention, son expérience et son savoir-faire à votre service afin de répondre au mieux à vos demandes, vos préoccupations ou vos questions de choix… Le temps, alors, ne compte pas !
Notre appropriation du village se fait ainsi progressivement ; tout d’abord prudemment, en ne suivant que les grands axes ; en osant ensuite les voies parallèles et les raccourcis ; puis en poussant des reconnaissances jusqu’au fond des allées résidentielles les plus éloignées ; enfin en se risquant, dans le sillage des premiers camarades d’école, dans le labyrinthe des mystérieuses ruelles à l’entour de l’église.

L’idée nous vient rapidement de fixer sur le papier le tracé de ces voies ; ce sera une oeuvre de longue haleine : nous estimons au mieux les orientations par rapport au soleil et aux montagnes environnantes et évaluons les distances en comptant les tours de roues de nos bicyclettes. Mais le projet sera finalement mené à bien et nous pourrons un jour, très fiers, épingler triomphalement à l’un des murs de notre chambre notre plan du Boulou, chaque rue minutieusement identifiée, le tout tracé sur une douzaine de feuilles de papier millimétré entre collées. Nous consulterons ce plan avec affectation à chacune de nos sorties… alors que nous le connaissons par coeur jusqu’au moindre détail !
Ce petit plan naïf survivra aux avatars qui bouleverseront régulièrement la maison : je le retrouverai un jour avec émotion en aidant Maman dans ses rangements : je ne peux résister au plaisir d’en inclure une copie dans ces pages …

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passeur de mémoire 1

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Après le décès de Maman, je me suis rendu compte de tout ce qui était parti avec elle.
 
Nous avons toujours communiqué, elle m’a raconté beaucoup d’histoires du temps ancien, mais il en manquait tellement ! Qui désormais allait pouvoir poser des légendes sur toutes ces vieilles photos de famille ?
 
C’est ainsi que je me suis mis à rédiger tout ce qui pouvait me revenir en mémoire de mes jeunes années, l’accompagnant de toutes les photos en ma possession. Je pensais en particulier à mes propres petits-enfants...
 

Petites chroniques boulounencques (1954-1957) 


Vers 1952, mon père, militaire, était affecté en Allemagne. Nous habitions Freiburg-en-Breisgau dans la Forêt Noire. Lors d’un séjour de vacances à Alenya, chez mes grands-parents, nous avons fait une promenade jusqu’au Boulou. C’était une très belle journée. Papa nous entraînait d’un air décidé, mais lui et Maman semblaient nerveux.
Au beau milieu d’une petite rue calme, la rue du Docteur Roux, à l’époque la dernière voie à l’ouest du village, se dressait une solide bâtisse montée en pierres du Tech. Sa structure dépassait d’une bonne tête toutes ses voisines mais elle était juste « hors d’eaux », pas crépie, la dalle de béton qui deviendrait un jour le balcon ne comportait même pas de balustrade. Un immense rideau métallique fermait une bonne partie de la façade ; il faisait paraître minuscule la porte d’entrée située à sa droite.
On nous attendait pour la visite. Dès la porte franchie, nous avons découvert avec surprise l’immense volume qui occupait tout le rez-de-chaussée : une scierie, dont les machines venaient d’être démontées, y avait longtemps fonctionné. Il en subsistait de grands tas de sciure ambrée, pulvérulente, curieusement exempte du moindre espar et extrêmement tentante pour le jeu malgré quelques larges flaques noirâtres d’huile de machine ! Je découvris avec beaucoup d’intérêt l’envers du rideau métallique : un mécanisme complexe de pignons, d’engrenages et de cardans, luisants d’une belle graisse noire, reliés par de robustes axes, aboutissait à une lourde manivelle de fonte : l’ensemble permettait de manoeuvrer à la main, sans trop d’efforts, le très lourd rideau métallique ; nous découvrîmes par la suite qu’il arrivait au mécanisme de se débrayer accidentellement à la descente : le rideau poursuivait alors sa course en chute libre avant de s’arrêter brutalement au sol dans un vacarme assourdissant.
Notre petite troupe entreprit l’escalade du long escalier (26 marches, comme les lettres de l’alphabet ; combien de fois les ai-je comptées par le suite…) qui paraissait vertigineux parce qu’aucune protection ne le séparait du vide. Je ne me souviens pas si les cloisons intérieures étaient déjà montées sur la dalle d’étage. On nous a ouvert les volets de bois (qui joignaient mal déjà à cette époque !).
J’ai alors découvert pour la première fois, dans la belle lumière de l’été méditerranéen, ce magnifique panorama de montagnes qui devait tant de fois m’enchanter par la suite.
Côté rue, on apercevait d’abord la colline du « Pic Estelle » portant près de son sommet la large blessure bistre d’une ancienne carrière (« La Pedrera »). Au delà, la belle pyramide régulière du Saint Christophe précédait le Néoulous encore vierge de ses antennes de télévision. Puis la chaîne des Albères, rapetissée par la distance, filait vers la Côte Vermeille pour plonger au loin dans la Méditerranée.
Côté jardin, l’imposante silhouette du massif du Canigou (« en croc de chien ») barrait l’horizon du couchant en avant-garde de toute la chaîne pyrénéenne ; on en apercevait quelques autres sommets (dont le Carlit) dans le lointain. Vers le sud, c’était l’amorce du massif des Albères avec le Pic de Font-Frède suivi de l’ensellement de Las Illas. Le col du Perthus, partiellement masqué par la maison mitoyenne, fermait enfin le panorama au sud en rejoignant les premières pentes du Saint Christophe.
Au nord, une ancienne usine empêchait d’apercevoir, toutes proches, les basses collines des Aspres.
Par le jeu des distances, ce cirque de montagnes se parait d’un dégradé de couleurs, du vert sombre caractéristique de la végétation du maquis pour les plus proches au bleu soutenu ou laiteux pour les plus lointaines.

L’envergure de ce superbe paysage naturel faisait apparaître minuscules, par contraste, les constructions humaines.
Côté est, le village pouvait s’embrasser d’un coup d’oeil, labyrinthe complexe de murs ocre et de toitures brique, patinés par le temps, d’où émergeaient les frondaisons verts sombre des grands amandiers et des mimosas ou plus claires des platanes et des eucalyptus.
Côté ouest, aucune construction proche ne gênait alors la vue en dehors de trois villas isolées, de l’imposant château d’eau et de la vaste et moderne cave coopérative. Toutes les surfaces qui allaient petit à petit devenir des lotissements étaient alors plantées de vignes ; les ceps en étaient tout petits, à l’image de ceux des coteaux de la Côte Vermeille. Le regard portait ensuite directement sur des sites lointains : château d’Aubiry (aimez-vous Brahms ?), chapelle de Saint-Ferréol, mas accrochés sur les pentes de Font-Frède. Curieusement, on ne devinait rien de Saint-Jean Pla-de-Corts, Maureillas ni Céret, masquées par les ondulations des terrains.
J’ai vu, en cinquante années, au fur et à mesure que je m’en éloignais moi-même, cet environnement se transformer de plus en plus profondément sous la pression des activités humaines : qui, aujourd’hui, pourrait le reconstituer tel que je l’ai découvert ce jour-là ?
« La coma de la Ramada on plegàvem nius Es route goudronada fins el camp de l'Oliu El serrat del Guillot, on caçàvem mures El cortal del Menut, embalsamat d'espic El Pla dels Lledoners i ses figues madures Tot ha sigut venut a un estranger ric Que n'ha fet cases mortes que dormen tocant riu I que no més desperten dos mesos a l'estiu. »
Extrait de « Torna Venir Vicens » de Joan Cayrol
Progrès et évolution sont nécessaires, je ne porte pas de jugement ! Mais je suis heureux que mon souvenir me permette encore, en filigrane du paysage actuel, de faire ressurgir cette image de nature un peu sauvage mais tellement paisible et si belle !
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Publié le par jo

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