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passeur de mémoire 1

Publié le par jo

Après le décès de Maman, je me suis rendu compte de tout ce qui était parti avec elle.
 
Nous avons toujours communiqué, elle m’a raconté beaucoup d’histoires du temps ancien, mais il en manquait tellement ! Qui désormais allait pouvoir poser des légendes sur toutes ces vieilles photos de famille ?
 
C’est ainsi que je me suis mis à rédiger tout ce qui pouvait me revenir en mémoire de mes jeunes années, l’accompagnant de toutes les photos en ma possession. Je pensais en particulier à mes propres petits-enfants...
 

Petites chroniques boulounencques (1954-1957) 


Vers 1952, mon père, militaire, était affecté en Allemagne. Nous habitions Freiburg-en-Breisgau dans la Forêt Noire. Lors d’un séjour de vacances à Alenya, chez mes grands-parents, nous avons fait une promenade jusqu’au Boulou. C’était une très belle journée. Papa nous entraînait d’un air décidé, mais lui et Maman semblaient nerveux.
Au beau milieu d’une petite rue calme, la rue du Docteur Roux, à l’époque la dernière voie à l’ouest du village, se dressait une solide bâtisse montée en pierres du Tech. Sa structure dépassait d’une bonne tête toutes ses voisines mais elle était juste « hors d’eaux », pas crépie, la dalle de béton qui deviendrait un jour le balcon ne comportait même pas de balustrade. Un immense rideau métallique fermait une bonne partie de la façade ; il faisait paraître minuscule la porte d’entrée située à sa droite.
On nous attendait pour la visite. Dès la porte franchie, nous avons découvert avec surprise l’immense volume qui occupait tout le rez-de-chaussée : une scierie, dont les machines venaient d’être démontées, y avait longtemps fonctionné. Il en subsistait de grands tas de sciure ambrée, pulvérulente, curieusement exempte du moindre espar et extrêmement tentante pour le jeu malgré quelques larges flaques noirâtres d’huile de machine ! Je découvris avec beaucoup d’intérêt l’envers du rideau métallique : un mécanisme complexe de pignons, d’engrenages et de cardans, luisants d’une belle graisse noire, reliés par de robustes axes, aboutissait à une lourde manivelle de fonte : l’ensemble permettait de manoeuvrer à la main, sans trop d’efforts, le très lourd rideau métallique ; nous découvrîmes par la suite qu’il arrivait au mécanisme de se débrayer accidentellement à la descente : le rideau poursuivait alors sa course en chute libre avant de s’arrêter brutalement au sol dans un vacarme assourdissant.
Notre petite troupe entreprit l’escalade du long escalier (26 marches, comme les lettres de l’alphabet ; combien de fois les ai-je comptées par le suite…) qui paraissait vertigineux parce qu’aucune protection ne le séparait du vide. Je ne me souviens pas si les cloisons intérieures étaient déjà montées sur la dalle d’étage. On nous a ouvert les volets de bois (qui joignaient mal déjà à cette époque !).
J’ai alors découvert pour la première fois, dans la belle lumière de l’été méditerranéen, ce magnifique panorama de montagnes qui devait tant de fois m’enchanter par la suite.
Côté rue, on apercevait d’abord la colline du « Pic Estelle » portant près de son sommet la large blessure bistre d’une ancienne carrière (« La Pedrera »). Au delà, la belle pyramide régulière du Saint Christophe précédait le Néoulous encore vierge de ses antennes de télévision. Puis la chaîne des Albères, rapetissée par la distance, filait vers la Côte Vermeille pour plonger au loin dans la Méditerranée.
Côté jardin, l’imposante silhouette du massif du Canigou (« en croc de chien ») barrait l’horizon du couchant en avant-garde de toute la chaîne pyrénéenne ; on en apercevait quelques autres sommets (dont le Carlit) dans le lointain. Vers le sud, c’était l’amorce du massif des Albères avec le Pic de Font-Frède suivi de l’ensellement de Las Illas. Le col du Perthus, partiellement masqué par la maison mitoyenne, fermait enfin le panorama au sud en rejoignant les premières pentes du Saint Christophe.
Au nord, une ancienne usine empêchait d’apercevoir, toutes proches, les basses collines des Aspres.
Par le jeu des distances, ce cirque de montagnes se parait d’un dégradé de couleurs, du vert sombre caractéristique de la végétation du maquis pour les plus proches au bleu soutenu ou laiteux pour les plus lointaines.

L’envergure de ce superbe paysage naturel faisait apparaître minuscules, par contraste, les constructions humaines.
Côté est, le village pouvait s’embrasser d’un coup d’oeil, labyrinthe complexe de murs ocre et de toitures brique, patinés par le temps, d’où émergeaient les frondaisons verts sombre des grands amandiers et des mimosas ou plus claires des platanes et des eucalyptus.
Côté ouest, aucune construction proche ne gênait alors la vue en dehors de trois villas isolées, de l’imposant château d’eau et de la vaste et moderne cave coopérative. Toutes les surfaces qui allaient petit à petit devenir des lotissements étaient alors plantées de vignes ; les ceps en étaient tout petits, à l’image de ceux des coteaux de la Côte Vermeille. Le regard portait ensuite directement sur des sites lointains : château d’Aubiry (aimez-vous Brahms ?), chapelle de Saint-Ferréol, mas accrochés sur les pentes de Font-Frède. Curieusement, on ne devinait rien de Saint-Jean Pla-de-Corts, Maureillas ni Céret, masquées par les ondulations des terrains.
J’ai vu, en cinquante années, au fur et à mesure que je m’en éloignais moi-même, cet environnement se transformer de plus en plus profondément sous la pression des activités humaines : qui, aujourd’hui, pourrait le reconstituer tel que je l’ai découvert ce jour-là ?
« La coma de la Ramada on plegàvem nius Es route goudronada fins el camp de l'Oliu El serrat del Guillot, on caçàvem mures El cortal del Menut, embalsamat d'espic El Pla dels Lledoners i ses figues madures Tot ha sigut venut a un estranger ric Que n'ha fet cases mortes que dormen tocant riu I que no més desperten dos mesos a l'estiu. »
Extrait de « Torna Venir Vicens » de Joan Cayrol
Progrès et évolution sont nécessaires, je ne porte pas de jugement ! Mais je suis heureux que mon souvenir me permette encore, en filigrane du paysage actuel, de faire ressurgir cette image de nature un peu sauvage mais tellement paisible et si belle !
-o-o-o-O-o-o-o-

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L
Beaucoup de souvenirs très agréables remontent dans ma mémoire en lisant ces quelques lignes.<br /> Merci
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E
Bonjour à vous Christian. C'est un rebondissement de ce texte que je n'avais pas imaginé mais je suis ravi qu'il puisse se réaliser grâce au bienveillant accueil de "Jo Mateix".<br /> Bien cordialement, Bernard
J
Quel bonheur que Bernard Mirailles ait trouvé le blog de "Jo Mateix". C'est un heureux hasard, surtout heureux pour les lecteurs assidus comme moi qui "boivent comme du petit lait" ces lectures merveilleuses. Le passeur de mémoire est en bien plus que cela. L'enchanteur Merlin de la rue du Docteur Roux devient par ses écrits, une mémoire vive. Les jeunes lecteurs et lectrices du blog feraient bien d'emmagasiner de tels souvenirs cars ils sont uniques et bien sûrs éphémères. Merci à Bernard. Merci à Christian.
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L
Merci pour cet émouvant commentaire !!!<br /> Amitiés
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E
Bonjour à vous Jean-Pierre. C'est un rebondissement de ce texte que je n'avais pas imaginé mais je suis ravi qu'il puisse se réaliser grâce au bienveillant accueil de "Jo Mateix".<br /> Bien cordialement, Bernard