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passeur de mémoire 2 - Bernard MIRAILLES

Publié le par jo

Petites chroniques boulounencques (1954-1957) 2-1
A la découverte du village

Le village est alors sensiblement moins étendu qu’aujourd’hui mais sa population dépasse largement celle d’Alenya : quinze cents habitants environ. Son plan est maillé par les trois routes « nationales » (Perpignan, Le Perthus, Céret), par la voie ferrée et sa gare, enfin par les ravins du Tech et de son petit affluent la Valmagne qui descend des Aspres.
Au delà de la gare, vers les Aspres, juste un gros mas. Au delà du Tech, vers les Albères, on ne distingue comme construction que la petite usine de mise en bouteilles dont le hangar blanc tranche au milieu des pins sombres ; un peu plus loin, au creux d’un petit vallon, se niche le coquet Etablissement Thermal et son joli parc ombragé.
Le bourg proprement dit juxtapose deux quartiers bien contrastés : en deçà de la route du Perthus, à l’est, le village ancien ; au-delà, en direction de Céret, l’agglomération plus récente.
Le village ancien enroule son lacis de ruelles à partir de l’église et du clocher, semi fortifiés selon un style typique de la région. L’église est construite au point culminant, presque à pic de la falaise du Tech ; le terrain, constitué d’alluvions caillouteuses, se dérobe parfois en périodes de fortes pluies ce qui a causé divers soucis au long de l’histoire, en particulier l’effondrement total du clocher. Autour de l’église, le dessin des petites rues tortueuses permet de deviner la progression du village et de ses enceintes successives, encore marquées de rares vestiges. Certaines voies sont étroites au point qu’on peut toucher, bras tendus, les façades en regard ; en outre, les étages successifs sont construits en encorbellement à la mode du moyen âge au point que les rebords des toits ne laissent voir qu’un mince rai de ciel. En quelques endroits, les maisons sont même construites au dessus de porches enjambant la rue.
Ces plans ne sont pas le fruit du hasard ; ils optimisent économiquement l’occupation du sol ; l’étroit rassemblement de l’habitat favorisait la défense du village lors des périodes historiques hélas fréquentes où des bandes armées écumaient la région ; les décrochements des rues essoufflent la froide Tramontane d’hiver ; leur étroitesse atténue les ardeurs du soleil d’été. Ces petites rues ne s’ouvrent d’ailleurs qu’au passage des piétons : le trafic des véhicules se concentre sur l’artère principale, la Route Royale de Perpignan au Perthus, dont le tracé d’origine était lui même passablement tortueux !
Pour nos yeux et notre imagination d’enfants, ce labyrinthe truffé de recoins mystérieux et de lieux interdits forme un fabuleux terrain d’aventures…
Le quartier récent est un contrepoint presque caricatural du précédent. Ses rues relativement larges s’ordonnent selon un plan quasi militaire en damiers ; les constructions, des modestes villas « Mon rêve », « Les deux soeurs » ou « Are y sem » jusqu’aux vastes demeures cossues des grands propriétaires terriens ou industriels du bouchon, sont entourées de terrains souvent vastes, parfois de vrais parcs, ce qui donne une impression très agréable d’espace et de lumière propice à la promenade. Quelques hôtels reflètent l’engouement récent pour les cures thermales. Ce quartier est surnommé « Le Maroc » parce que les pionniers en ont été, déjà, d’anciens résidents du Maroc exilés lors de la prise d’indépendance de ce pays et des fonctionnaires retraités ayant servi outre-mer ; d’une certaine manière, nous répondons à cette dernière définition…

Il nous a bien fallu affronter l’inconnu ! Nécessité oblige, les premières reconnaissances seront tracées en direction des commerces de base.
Le plus proche, à deux rues à peine, est la laiterie ; la boutique en est claire, pimpante, tenue méticuleusement propre par l’affable laitière ; dans l’arrière boutique on entrevoit la file des lourds bidons de cinquante litres descendus le matin même des hauts alpages du Vallespir ; notre laitière les tire à son comptoir, dans un grand raclement de ferraille, au fur et à mesure des besoins, pour y puiser directement, à coup de mesures d’un demi, un ou deux litres selon le désir du client, un bon lait crémeux, brut de traite. Sur le côté, le petit meuble dévolu à la crémerie propose toute la gamme des produits dérivés : crèmes, fromages et succulents yaourts « fait maison » conditionnés en bocaux de verre consignés. Les emballages de marques sont encore bien rares…
La mission de ravitaillement en lait fait partie des obligations rituelles du petit matin, juste après la toilette : je supporte cette charge pas mal de temps au début ; ensuite, petit à petit et avec réticences, Jean-Marie puis André y contribuent ; l’héroïque bidon ramené de Freiburg est toujours en service mais, copieusement cabossé, il commence à porter sérieusement le poids de son âge ; nos chutes étant plus rares, il peut cependant espérer tenir encore quelques années. Ce vieux compagnon disparaîtra finalement en toute discrétion, je ne sais plus trop dans quelles circonstances …
Dès le retour à la maison du commissionnaire, les deux litres quotidiens sont mis longuement à bouillir; à l’issue de cette opération, le lait s’est couvert d’une épaisse et dense couche de crème, soigneusement récupérée pour de futures pâtisseries ; le liquide restant, escorté d’un fin panache de vapeur, prend le chemin des grands bols du petit déjeuner où il retrouve, selon les goûts et les époques, un fond de café ou de poudre de chocolat ; quelques « peaux de lait » résistent parfois à l’écrémage : elles sont récupérées à la cuillère sur le bord des bols et mises de côté avec de petites grimaces de dégoût…
Les autres commerces sont plus ou moins regroupés autour du centre névralgique du village : la place de la Victoire où trône le Monument aux Morts.
Dans un périmètre restreint on y trouve deux boulangeries (chacune a sa clientèle d’inconditionnels : ils préfèreraient se passer de pain plutôt que d’aller à la concurrence ; nous avons pris nos habitudes « chez Pruja »), une boucherie charcuterie (« chez Valls »), deux ou trois marchands de fruits et légumes ; une épicerie (« chez Modeste »), le marchand de journaux (« chez Blanquier »), enfin une mercerie, le « Bazar Louis », caverne d’Ali Baba dont les trésors de jouets font rêver tous les gamins !

Plusieurs artisans sont également répartis de-ci, de-là : trois entreprises de construction, un ou deux peintres en bâtiment, un électricien, un plombier, un ferronnier, un menuisier, une quincaillerie… Cette densité classe définitivement Le Boulou au dessus d’Alenya dans la hiérarchie urbaine. L’intégration des commerces, qui est presque devenue la norme aujourd’hui avec nos « Grandes Surfaces », n’est même pas imaginable à l’époque.
Terminons par les trois cafés, répartis autour de la place ; dans les salles enfumées, la télévision n’est pas encore apparue ; les terrasses ouvrent à proximité des arrêts de bus. Trois compagnies se partagent une clientèle relativement dense : « Les courriers Catalans » d’une part, « Rey » et « Martell-Rey », les frères ennemis, d’autre part ; elles se répartissent les diverses dessertes depuis Perpignan vers Céret, le Haut-Vallespir et Le Perthus. La gare SNCF avait cessé tout trafic voyageurs dès 1938 ou 1939 mais elle acheminait encore un flux important de fruits et légumes venant d’Espagne.
L’obligation de parcourir quotidiennement à pied, filet à la main ou cabas à l’épaule, ou juché sur quelque antique bicyclette aux sacoches défoncées, le trajet reliant selon une séquence plus ou moins optimisée les diverses boutiques (chacune spécialisée dans son domaine), est comme intégrée dans le fonds culturel local et paraît aussi naturelle et intangible que le sont lever et coucher du soleil. Faire ses courses est, tout comme à Alenya, une occasion de promenade qui fournit en prime son lot de rencontres et son potentiel d’échange des nouvelles locales.
L’attente, certes, peut paraître parfois un peu longue. Ainsi, à l’épicerie de « Modeste », lorsque cette dernière, nonobstant la file de clients qui se contient à grand peine dans son étroite officine, plonge vers l’arrière boutique à chaque sollicitation pour en ramener paquet de pâtes, boîte de sucre ou bouteille de vin, quand elle ne va pas bousculer toute la file pour aller sélectionner une salade sur l’étalage de fruits et légumes dressé à l’extérieur. L’addition se compte à la main, au crayon sur un petit bloc, plus rarement sur une antique machine à calculer. Il arrive fréquemment que cette addition soit discutée, juste pour le plaisir d’un petit marchandage à l’orientale ...
Chacun prend ces délais avec philosophie et entame bientôt un brin de causette avec son voisin, à moins qu’il ne se plonge dans la lecture de l’incontournable « Indépendant des Pyrénées Orientales ». Souvent, quelque quolibet va fuser vers le client qui s’éternise au comptoir ; ce dernier ne manquera jamais de répliquer sur le même ton, faisant rapidement monter l’ambiance dans la boutique. Certains se lassent parfois d’attendre : ils lâchent alors la file en maugréant ostensiblement et se dirigent vers d’autres commerces… Ces manifestations engendrent également leur lot de plaisanteries fines, proférées en face ou, beaucoup plus souvent, dans le dos de l’impatient !
Quel plaisir aussi lorsque, après avoir poussé la porte et fait gaiement tinter son timbre, vous découvrez une boutique vide de clients ! La commerçante, interrompant quelque rangement, émerge de la pénombre, entourée d’effluves de sucres et d’épices, et vous accueille avec un grand sourire détendu ; elle va mettre toute son attention, son expérience et son savoir-faire à votre service afin de répondre au mieux à vos demandes, vos préoccupations ou vos questions de choix… Le temps, alors, ne compte pas !
Notre appropriation du village se fait ainsi progressivement ; tout d’abord prudemment, en ne suivant que les grands axes ; en osant ensuite les voies parallèles et les raccourcis ; puis en poussant des reconnaissances jusqu’au fond des allées résidentielles les plus éloignées ; enfin en se risquant, dans le sillage des premiers camarades d’école, dans le labyrinthe des mystérieuses ruelles à l’entour de l’église.

L’idée nous vient rapidement de fixer sur le papier le tracé de ces voies ; ce sera une oeuvre de longue haleine : nous estimons au mieux les orientations par rapport au soleil et aux montagnes environnantes et évaluons les distances en comptant les tours de roues de nos bicyclettes. Mais le projet sera finalement mené à bien et nous pourrons un jour, très fiers, épingler triomphalement à l’un des murs de notre chambre notre plan du Boulou, chaque rue minutieusement identifiée, le tout tracé sur une douzaine de feuilles de papier millimétré entre collées. Nous consulterons ce plan avec affectation à chacune de nos sorties… alors que nous le connaissons par coeur jusqu’au moindre détail !
Ce petit plan naïf survivra aux avatars qui bouleverseront régulièrement la maison : je le retrouverai un jour avec émotion en aidant Maman dans ses rangements : je ne peux résister au plaisir d’en inclure une copie dans ces pages …

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