Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

passeur de mémoire 3- Bernard MIRAILLES

Publié le par jo

Petites chroniques boulounencques (1954-1957) 3
L’Ecole communale



Après les très brèves vacances de Toussaint 1954 (de sinistre mémoire par ailleurs...) qui ont vu se dérouler notre déménagement, il nous faut rapidement rejoindre les écoles du Boulou. Si je me souviens bien, les rentrées étaient tardives, presque début octobre, peut-être à cause des vendanges : beaucoup de parents comptaient sur leur progéniture pour leur fournir une main d’oeuvre pas très robuste, certes, mais très bon marché.
L’année scolaire est donc à peine écornée en ce début novembre. Jean-Marie est admis à l’école maternelle alors située dans une petite impasse au pied du clocher. Je découvre quant à moi l’école communale ou je vais passer trois années.
L’école communale occupe un bâtiment à un étage. Sa façade rappelle vaguement le « style colonial » et son agencement répond à une logique strictement utilitaire. Ce bâtiment fut construit sur l’emplacement d’une ancienne église et de son cimetière, si j’en crois un vieux plan, de vieilles histoires et quelques vestiges. Aucun fantôme, cependant, n’est jamais venu tourmenter ces lieux grouillant de jeunes vies.

Bâtiments et cour de récréation sont traversés par une frontière stricte qui sépare le domaine des filles de celui des garçons. Comme beaucoup de traditions, celle-ci semble trouver une indiscutable justification dans le simple fait que son origine en est immémoriale…
Je ne mémoriserai donc pendant mon séjour que le « côté garçons » de l’école ; j’imagine, considérant la symétrie externe des lieux, que le « côté filles » en est la fidèle réplique.
On y trouve quatre grandes salles : chacune abrite les classes de deux années, respectivement les Cours Préparatoire, Elémentaire, Moyen et Certificat d’Etudes. Pour peu que l’on redouble, on peut donc arriver à passer une bonne dizaine d’années entre ces murs : je me contenterai de trois.
Ces salles affectent la forme de grands cubes, hauts de plafond, à l’austérité monacale. Aucune fantaisie de décoration, aucune gravure pour égayer les murs grisâtres. Selon la position de la salle dans le bâtiment, la lumière naturelle pénètre par deux ou trois hautes fenêtres, protégées par un grillage fixé à l’extérieur et grignoté par la rouille. La lumière artificielle provient de trois chiches ampoules sous leur disque d’abat-jour en métal émaillé blanc, pendant du plafond au bout de leur long câble.
Le sol est pavé de tommettes rouge sombre. Les bancs, à deux places, sont disposés en quatre travées de quatre ou cinq rangs chacune.
Dans la salle du Cours Elémentaire, le bureau du « Maître » (l’instituteur) est monté sur une estrade ; les bancs des élèves sont en bois massif, lustré par le passage de génération d’élèves ; nombre d’entre eux y ont gravé leurs initiales, au canif ou à la pointe de compas.
Un poêle à bois, seul moyen de chauffage, est disposé à côté de l’estrade ; ses trois pieds reposent sur trois briquettes réfractaires ; un interminable tuyau assure le tirage jusqu’à une des fenêtres donnant sur la rue. Lorsque la température extérieure l’exige, le poêle est mis à feu, une demi-heure environ avant le début des cours du matin, par un des élèves ; cette importante responsabilité, très convoitée, échoit à tour de rôle à quelques élèves appréciés pour leur sérieux. Ils sont également astreints, ces matins là, au nettoyage à grande eau du tableau d’ardoise pour le débarrasser des marques et des poussières de craie laissées par les cours de la veille.
Lors de l’allumage, la mise en combustion de bois encore un peu vert produit une épaisse et lourde fumée blanche qui embrume toute la rue ; au contact du tuyau glacé, cette fumée se condense partiellement en goudrons bruns dont les coulures maculent le tuyau jusqu’au poêle. Si le boutefeu ne prend pas garde à bien régler les clés de tirage, la fumée refoulera dans la salle de classe et mettra du piquant aux premières minutes des cours. En revanche, s’il réussit bien son affaire, ses camarades trouveront à leur entrée en classe un poêle ronflant vaillamment dont le rayonnement bienfaisant commencera à adoucir l’atmosphère humide et froide laissée par la nuit.
Aussi incroyable que cela puisse paraître, ces pratiques artisanales n’ont jamais connu de défaillance ni provoqué d’accident.
Notre salle de classe du Cours Moyen ressemblait beaucoup à celle-ci
Dans la salle dédiée au Cours Moyen, l’arrivée quasi miraculeuse d’un reliquat de budget dispensé par l’Education Nationale ou la Municipalité d’alors avait permis de remplacer les vénérables bancs de bois massif par du mobilier plus moderne en bois thermoformé et tubes d’acier. L’estrade avait disparu par la même occasion : l’instituteur était descendu au niveau de ses ouailles. Le poêle, enfin, avait été relégué dans un angle de la pièce ; plus discret, il était devenu moins efficace : par certaines matinées d’hiver, les doigts gourds avaient bien du mal à contrôler la trajectoire des porte plumes.
Les cours se déroulent dans une ambiance plutôt stricte : rires et bavardages sont réservés à la récréation. La pédagogie, très pragmatique, vise à faire assimiler le bagage minimum indispensable au bon citoyen.
Dans les disciplines du français, on trouve lecture et vocabulaire, récitation, dictée, grammaire et de courtes rédactions.
Pour les mathématiques, la géométrie nous tend les pièges de ses prés aux périmètres bizarres ceints de clôtures aux intervalles facétieux ; l’arithmétique puise dans les exemples de la vie quotidienne les sources d’application de cette bonne vieille règle de trois ; mais il faut d’abord domestiquer les perfides tables de multiplication ! Notre instituteur a pour cela mis au point une méthode diabolique : il fait dégager les pupitres de tout accessoire en dehors d’une ardoise et d’un bout de craie ; il se campe bien droit face à ses élèves, tétanisés, mains à plat de part et d’autre de l’ardoise ; il lance sa première colle : « 7x8 ? » ; tous se précipitent alors pour écrire le résultat et lèvent ensuite bien haut l’ardoise au dessus de leur tête. Le dernier à réagir écopera d’une page d’écriture : vingt-cinq lignes de : « 7x8 = 56 » ! Les ardoises sont effacées et l’interrogation suivante tombe : « 9x7 ? » …
Les malheureux qui échouent trop souvent à l’exercice ont droit, en plus de leurs pages d’écriture, à de magistrales et sonores admonestations. Ces séances de torture seront plus tard jugées « politiquement incorrectes » ; cependant, tous comptes faits, elles s’avèrent d’une redoutable efficacité !
La géographie est ciblée sur la France et l’ensemble de territoires qu’on appelle alors « l’Empire Colonial ». J’adore la grande carte qui met en évidence cette multitude de parcelles roses aux noms exotiques qui se détachent sur le fond d’un monde estompé en gris ; notre pays y assure, nous démontre-t-on à grands coups d’images d’Epinal, une souveraineté bienveillante et bénéfique dont je me sens très fier ! Et mon imagination s’enflamme en rêvant d’organiser quelques ultimes expéditions qui permettraient de parachever le joli quadrillage rose sur la triste planète grise…L’histoire est de la même veine avec sa belle collection de clichés : nos ancêtres les Gaulois, leur cérémonie du gui, Gergovie et Alésia (on devine sur quelles bases Astérix a construit son succès), les Rois fainéants, Clovis, Charlemagne, Crécy, Azincourt, la guerre de Cent Ans et Jeanne d’Arc (« bouter l’Anglais hors de France »), la Renaissance dissipant les ténèbres du Moyen Age, Bayard, François 1er et son « Marignan-15-15 » (on plaint l’infortuné qui a un jour hérité de ce numéro de téléphone !), Louis XIV et Versailles, la Révolution et La Bastille, Napoléon, Austerlitz, Waterloo et Sainte-Hélène dans un saisissant raccourci… Pour simpliste et caricatural qu’il fût, ce défilé, pris comme un jeu, avait le mérite de poser des repères simples pour étalonner la chronologie de notre histoire…
Les sciences naturelles basent leur enseignement sur la mise en évidence, dans la vie quotidienne, de quelques phénomènes fondamentaux de physique, chimie, botanique ou zoologie : le manuel peut facilement être pris comme un petit guide de la vie courante ; cette relation très pragmatique rend cette matière particulièrement attrayante à mes yeux et les séances m’en semblent toujours trop courtes.
L’Instruction Civique pourrait également figurer dans le manuel de la vie courante ; mais la litanie des institutions locales et nationales, trop dogmatique et trop statique, nous apparaît trop rébarbative.
L’école dispose de quelques planches éducatives, grands panneaux d’épais carton glacé soigneusement rangés dans un placard chez Monsieur Grau. Les fameuses cartes géographiques « Vidal-Lablache » nous sont les plus familières mais il en existe aussi quelques unes relatives à d’autres disciplines.
C’est le cas pour les sciences naturelles. Ainsi, le jour où doit commencer l’étude de la poule, Monsieur Lagarde, pour bien assurer son premier exposé, nous annonce qu’il va quérir chez Monsieur Grau l’une de ces fameuses planches et s’absente donc quelques instants. Comme chaque fois que nous sommes livrés à nous-mêmes, l’ambiance monte rapidement, de chuchotements à peine audibles au début vers un sourd brouhaha précédent le chahut ; mais Monsieur Lagarde repousse déjà la porte de communication, portant fièrement sous le bras le grand panneau cartonné dont nous ne voyons au début que le verso. Le silence retombe instantanément et chacun de nous se tord le cou pour essayer d’entrevoir la mystérieuse planche. Monsieur Lagarde, nous tournant le dos, la retourne enfin pour la suspendre devant le tableau noir. Nous découvrons alors un squelette de poule, gigantesque par rapport à nos petites tailles.
Le dessinateur, dans une intention louable, a dessiné l’animal de telle sorte que nul détail n’en soit masqué : aile mi-relevée, tête rejetée en arrière au bout d’un serpentin de vertèbres, le tout perché sur deux grêles échasses, en déséquilibre comme si l’animal allait esquisser quelques pas de la Danse Macabre. Cette représentation nous surprend tous tellement par rapport à l’image des volailles grassouillettes et bien emplumées dont nous avons l’habitude que nous éclatons tous ensemble d’un fou rire inextinguible !

Monsieur Lagarde est horriblement vexé de cette réaction. Du coup, il décroche rageusement la planche, file derechef chez Monsieur Grau pour la ranger et revient illico nous taxer d’une magistrale punition collective dont la rédaction nous mènera bien au delà de l’heure normale de la sortie, à la grande perplexité des parents qui nous attendent à la porte.
A cette première mesure s’ajoutera l’ordre exprès de reconstituer, sous une semaine, un squelette de patte après avoir étudié puis dessiné la patte entière. Les volailleurs resteront quelques temps perplexes cette semaine là, se demandant à quelle nouvelle mode il fallait attribuer ce regain d’intérêt subit pour les pattes de poule ?
Sur les membres soigneusement amputés, nous essayons d’abord de comprendre le jeu des tendons ce qui nous permet ensuite de terroriser frères et soeurs plus jeunes en animant de mouvements spasmodiques les macabres trophées. Les pattes passeront ensuite longuement au court-bouillon pour pouvoir en décortiquer facilement tous les osselets. Ces derniers, dûment repérés, seront alors soigneusement rassemblés et piqués en bon ordre sur un carton pour reconstituer l’allure de la patte d’origine. Le jour de la présentation générale des trophées à l’instituteur, quelques relents de pot-au-feu se mettront à flotter dans la classe…
Il se pratique déjà une certaine forme de contrôle continu : tout est objet de notations ! Chaque fin de mois, l’instituteur se lance dans une complexe séance de calculs dont émerge Le Grand Classement du mois ; ce classement va conditionner la position des élèves sur les bancs de la classe, les premiers au premier rang, les derniers relégués au fond : on imagine la motivation de ces derniers !
Je ne peux dire aujourd’hui si cette pratique « élitiste » était généralisée ou si elle faisait partie des méthodes spécifiques de notre instituteur de Cours Moyen, Monsieur Lagarde ? En tous cas, personne, des enfants ou des parents, n’aurait eu ne fût-ce que l’esquisse d’idée de la contester…
Nos bancs sont équipés de jolis encriers de porcelaine blanche nichés dans deux découpes aux angles du pupitre. Chaque fin de semaine se déroule le rite du remplissage ; Monsieur Lagarde sort de son placard une bouteille de verre munie d’un bec verseur et parcourt les rangs pour remettre à niveau les encriers. Lorsque la bouteille tire à sa fin, il envoie un élève la nettoyer au robinet de la cour ; ensuite, cérémonieusement, il y laisse tomber une ou deux pastilles tirées d’une antique boîte cartonnée, la remplit d’eau distillée et secoue le tout énergiquement : devant nos yeux écarquillés, la vénérable bouteille a refait son plein de belle encre violette !
Lorsque la belle saison nous ramène ses hordes de mouches, les encriers deviennent le siège d’un jeu cruel mais très apprécié : les diptères y plongent soit de leur propre mouvement, soit par le jeu d’une main leste ; restées vivantes, elles s’extirpent tant bien que mal du piège diabolique et, dégoulinant d’encre, cherchant désespérément une issue, elles tracent sur les pupitres d’erratiques arabesques où nous cherchons à décrypter quelque mystérieux message… Curieusement, Monsieur Lagarde tolère ces petits jeux de cirque pourvu qu’ils se déroulent en silence !
Chacun se souvient de ces studieuses séances de composition, chaque élève voûté devant sa feuille, alternant les séquences de réflexion laborieuse et d’écriture fébrile, le silence absolu troublé seulement par quelque soupir de lassitude et par le bruit des pas du « maître » qui circule lentement entre les rangs, suivant attentivement la progression des lignes d’écriture, toujours soupçonneux d’éventuelles tricheries …
Nos instituteurs doivent en effet maintenir dans leur classe une discipline très stricte, indispensable face à de grands gaillards, adolescents précoces dont la carrure avoisinait parfois la leur .Certains élèves ont doublé ou triplé plusieurs classes ce qui leur vaut une forme de respect et une aura de prestige de la part des plus jeunes ! Au moindre signe de faiblesse, l’instituteur risque la perte de contrôle…
Toute l’énergie refoulée pendant les cours remonte en explosion dès que s’ouvre la récréation. La cour a pour nous la dimension d’un univers immense, propice au déroulement de toutes sortes de jeux issus de notre fertile imagination. Elle me paraîtra minuscule lorsque j’y effectuerai un pèlerinage, quelques dizaines d’années plus tard…
Son plan suit les contours de deux quadrilatères juxtaposés. Le premier, rectangle parfait délimité sur trois côtés par les bâtiments de l’école, inclut un vaste sautoir empli à ras bord de sable du Tech ; ce sautoir est en principe réservé à nos rares compétitions sportives ; il est interdit d’accès le reste du temps sous peine de sanction immédiate. Cette interdiction est d’ailleurs à l’origine d’un petit jeu pratiqué par une bande de malins en permanence aux aguets à proximité du sautoir. Dès qu’un étourdi s’aventure imprudemment dans leur périmètre, ils l’envoient valser au milieu du sable d’une vigoureuse bourrade et regagnent aussitôt leur poste d’observation ! L’action, fulgurante, est calculée pour que la victime tombe précisément sous le regard d’un des maîtres et se fasse donc réprimander malgré toutes ses protestations tandis que l’agresseur ne sera pas inquiété…
Le deuxième quadrilatère est de dessin irrégulier, cerné de hauts murs qui ont vraisemblablement contribué à d’autres usages. Ces murs séparent notre cour de la rue du Quatre Septembre d’un côté, de la cour des filles de l’autre, d’un vague jardin au fond. Côté rue, une large porte à deux battants de bois massif armés de larges ferrures ; l’un de ces battants s’ouvre quatre fois par jour pour livrer passage au flot des écoliers entrant ou sortant. Une autre porte, minuscule celle là, excite les imaginations : elle est percée dans le mur qui sépare notre cour de celle des filles ; son frêle battant, équipé d’une serrure démesurée, ne s’ouvre que très rarement.
Je serai l’acteur sinon le héros involontaire d’une de ces ouvertures exceptionnelles vers la fin de ma scolarité boulounencque. Le concours d’entrée en sixième vient alors d’être supprimé. Cependant, pour nous jauger, on nous a soumis à quelques épreuves tirées des derniers concours, en particulier une redoutable dictée truffée de subjonctifs, de participes et de compléments d’objet sournois dont j’ai eu la chance de me tirer sans faute. Monsieur Lagarde, très fier de cette performance qui de son point de vue résulte de ses efforts pédagogiques, souhaite la porter immédiatement aux yeux d’une de ses collègues qui exerce dans la même classe, chez les filles. Il me demande donc d’aller lui montrer ma copie et, pour franchir la petite porte, il me confie une clé qu’il dégage ostensiblement de son trousseau devant la classe stupéfaite de découvrir ce privilège. Pas très fier, je me dirige vers la porte de la classe, défilant devant mes camarades ; leurs yeux narquois mais attentifs traduisent en silence les quolibets et plaisanteries qu’ils n’oseraient exprimer oralement. Je me retrouve dans la cour déserte, saisi par son silence inhabituel. En quelques pas, je suis devant la porte mystérieuse ; la clé tourne sans effort dans la vieille serrure et, le seuil franchi d’un pas prudent, je me retrouve dans le royaume interdit. La cour des filles est aussi déserte que celle des garçons ; je note, légèrement désappointé, qu’elle est tout aussi banale, d’aspect tout à fait semblable et ordonnée selon un plan parfaitement symétrique. Monsieur Lagarde, par de grands gestes à travers les fenêtres, a alerté sa collègue : elle m’invite donc sans hésiter à entrer lorsque je gratte timidement à la porte de sa classe ; je me faufile jusqu’à son bureau et lui remets le dossier en bredouillant une explication qu’elle n’écoute pas. Elle me remercie cependant avant de me congédier presque aussitôt d’un mot libérateur. Je bats en retraite sans demander mon reste : le silence, l’attention et les plaisanteries rentrées des filles valent bien ceux des garçons ! Après un bref compte rendu à Monsieur Lagarde, je rejoins ma place avec un immense soulagement. Bien entendu, à la récréation suivante, je suis harcelé de questions ; et moi, ayant repris mon assurance, je fais monter les enchères en me livrant à un délicieux exercice de cabotinage…
Contre le mur qui sépare notre cour de celle des filles s’appuient diverses constructions et accessoires : tout au fond, une sorte d’atelier ; ensuite, le préau où nous nous entassons les jours de forte pluie ; ce préau abrite aussi les lieux d’aisances ; enfin, une sorte de fontaine dont le robinet laisse couler une belle eau fraîche très appréciée l’été.
Quatre beaux platanes dominent, malgré les élagages répétés, la partie de cour éloignée du sautoir ; ils nous distribuent, selon la saison, les soies duveteuses de leurs bourgeons, les boules de leurs fruits ou la pluie de leurs feuilles desséchées.
Les soies, brassées par la tramontane, pénètrent partout, irritant les yeux et les narines, provoquant crises de larmes et éternuements.
Les boules de platanes fournissent à nos jeux des accessoires fort appréciés, tour à tour fléaux d’armes lorsque nous mimons des tournois de chevaliers ou projectiles de fronde lorsque nous voulons singer des tribus de « sauvages ».
La chute des feuilles couvre le sol d’un tapis épais que nous jouons à rejeter en l’air en fugitives cascades ; le soleil d’automne, encore vaillant, y magnifie, en clignotements d’ombres et de lumière, l’infinie palette des verts, des ors et des bruns. Nous nous lançons dans des concours improvisés, à qui trouvera la feuille la plus large, la plus découpée ou la plus bigarrée.
Mais, rapidement, les instituteurs prennent les choses en mains : ils organisent des corvées de ramassage ; les élèves, organisés en noria, collectent les monceaux de feuilles et, brassée après brassée, les entassent, jusqu’à dépasser leur propre taille, dans un renfoncement de mur.
Un des instituteurs se proclame alors boutefeu : en quelques habiles coups de briquet, il enflamme le tas en plusieurs points de sa base ; le feu couve d’abord un certain temps, dégageant une fumée blanche épaisse et piquante dont les âcres volutes nous obligent à nous éloigner ; et soudain, le tas s’embrase, lançant au ciel de claires flammes qui dévorent très vite les fumées pour ne laisser place qu’à une ronflante torchère ; les flammèches, portées par l’air surchauffé, volètent presque jusqu’au sommet des ramures dégarnies.
Le spectacle improvisé fascine les gamins ; tout excités, ils s’agitent et crient à tue tête autour du foyer, y projetant tout ce qu’ils peuvent trouver dans la cour de feuilles mortes, vieux papiers et autres débris inflammables.
Feu de feuilles vaut feu de paille : dans l’angle des murs ne subsistera plus, en peu de temps, qu’un petit tas de cendres recouvrant quelques fines braises rougeoyantes ; il sera temps de retourner en classe…
Les instituteurs, pendant les récréations, accomplissent un curieux rite : alignés de front, suivant une trace rectiligne et immuable, ils filent d’un pas rapide vers le fond de la cour, pivotent sur place, reviennent tout aussi vite en sens inverse, pivotent à nouveau et ainsi de suite indéfiniment… Leur ligne respecte un ordre immuable, du Certificat d’Etudes au Cours Préparatoire : Monsieur Grau, le chef, ancien joueur de rugby solide et trapu sous son crâne chauve et luisant ; Monsieur Lagarde, l’adjoint, longiligne et fébrile ; Monsieur Four, le vénérable ancien, grosse moustache et grande silhouette étriquée ; Monsieur Aspart enfin, le plus jeune, le plus petit en taille et déjà bedonnant, qui donne l’impression de toujours courir après les trois autres. Cette course virevoltante leur permet-elle de discuter ? Ils maintiennent en tous cas malgré leur air affairé une surveillance sévère sur toute la cour de récréation : lorsque leur éternel va et vient s’interrompt, chacun se fige, cherchant des yeux l’inconscient qui, par un excès quelconque, a attiré leur attention ; ce coupable est assuré de récolter au moins quatre pages d’écriture, une réprimande incendiaire et éventuellement une bonne calotte ou un coup de pied aux fesses !
Ce manège a tout naturellement induit chez les fortes têtes l’idée d’un jeu de défi : se réglant sur le rythme très régulier des allers-retours, ils arment en un éclair des attaques sournoises ou des provocations perfides vers les plus jeunes ou les plus candides alors que les quatre instituteurs leur tournent le dos ; le temps que la naïve victime réagisse, le demi-tour est intervenu et c’est cette réaction qui tombera sous l’oeil courroucé des instituteurs alors que le provocateur affectera hypocritement une attitude d’innocence outragée.
Les instituteurs ne sont en général pas dupes : la plupart du temps, provocateur et victime sont sanctionnés ensemble, parfois rejoints par un tiers dont l’unique faute a été de se trouver dans le périmètre de l’altercation !
Mais la ruse peut prendre, quelquefois, laissant l’agresseur ravi et l’agressé vindicatif ; l’affaire se réglera alors en finale le soir, dans la pénombre d’une impasse, devant deux poignées de supporters déchaînés…
Le lundi, des cercles d’auditeurs goguenards, attentifs ou passionnés se forment autour de ceux qui, dans l’un des deux cinémas du Boulou (« Le Majestic », route de Céret ; « l’Eden », route de Perpignan), ont eu la chance d’assister à la projection d’un film d’aventures : western, peplum, policier, science-fiction… Le conteur, soulignant ses propos de force gestes évocateurs et onomatopées suggestives, s’échauffe rapidement sous la pression de son auditoire : la narration tourne à l’épopée ! Lorsque le scénario s’avère particulièrement alléchant, le petit groupe décide d’en utiliser la trame pour improviser un jeu de rôles qui verra immanquablement s’affronter deux ou trois bandes rivales. Quelques fieffés stratèges posent rapidement des règles de base tandis que des rabatteurs s’affairent à rameuter le plus possible de joueurs ; les chefs de bande se disputent l’enrôlement de ces recrues pour se constituer une éphémère équipe de fidèles. Chacune se choisira un repaire dans un angle de la cour et le jeu pourra commencer ! Selon le thème du film, nous nous transformerons en cow-boy, indien, mercenaire, légionnaire, Chevalier Teutonique, corsaire, pirate, explorateur, aviateur, policier ou gangster, mimant avec beaucoup de conviction le galop du cheval, le balancement de l’esquif sous la houle, le vrombissement de la voiture ou le sifflement de l’avion sans parler du fracas des armes adéquates. Offensives, contre-offensives, blessés, prisonniers, tout y sera !
C’est bien entendu au moment le plus palpitant de l’aventure simulée que retentira l’appel à rejoindre les classes… Abandonnant le monde fugitif mais enchanteur de leur imaginaire, les gamins repassent à regret la dure frontière de la réalité pour y affronter des ennemis autrement redoutables : l’orthographe sournoise et les multiplications perfides. Mais bientôt ils commenceront à décompter en leur tête le temps les séparant de la récréation suivante et de la reprise de leurs merveilleuses fictions.
La cour de récréation a ses modes et ses saisons.
Lorsque les jeux de billes emportent la majorité des préférences, la cour est frappée d’un calme inhabituel. Une multitude de terrains minuscules s’y dessinent ; chacun est le théâtre de parties acharnées. Les joueurs, entourés d’une haie de connaisseurs, rivalisent d’adresse et de combativité, démontrant un étonnant savoir-faire dans l’utilisation d’une large palette de techniques. Pendant ce temps, en coulisse, quelques trafiquants se plongent dans d’incroyables négociations pour enrichir leur chatoyante collection, soigneusement serrée dans une bourse rebondie pendue à leur ceinture. Ces bourses éveillent naturellement les convoitises : de temps à autre, un petit commando fondra sur le parvenu pour le soulageait prestement de son trésor !
Les « pyñols », surnom local des noyaux d’abricots, surgissent en masse à l’époque des confitures. Ils servent de monnaie d’échange dans toutes sortes de jeux de hasard, la cour devenant alors un véritable tripot ! Les gamins s’y partagent entre tenanciers et joueurs : les premiers montent boutique autour de quelque idée originale et, volubiles, font miroiter l’appât de gains faciles aux seconds. Ces derniers n’ont que l’embarras du choix lorsqu’ils se décident à tenter leur chance. La plupart du temps, il s’agit de renverser une brindille de platane plantée sur un petit tas de poussière : à trois pas, on gagne trois fois sa mise, à cinq pas, cinq fois et ainsi de suite. Des paris fous se tenteront ainsi à vingt ou trente pas, d’éphémères fortunes se constitueront et se dilapideront quotidiennement. Là aussi, la technique du hold-up est couramment pratiquée, déclenchant parfois de vigoureuses échauffourées qui justifieront l’intervention des instituteurs.
Le jet de pétards sera un autre exemple de mode, aussi explosive qu’éphémère d’ailleurs. On trouve à ses origines les tréfonds du « Bazar Louis », pourvoyeur officiel et sponsor en jeux de toutes sortes. Le bonhomme reçoit un jour une boîte de petits pétards. Ils se présentent comme de petites bourses en papier de soie d’apparence inoffensive. Mais ils contiennent une amorce au fulminate qui détone au moindre choc, une pincée de poudre noire et une pincée d’oxyde métallique. Il suffit de les laisser tomber d’une faible hauteur pour qu’ils éclatent. Leur explosion s’accompagne d’une petite flamme joliment colorée par la poudre d’oxyde et d’une détonation caractéristique au claquement très sec.
Un intrépide expérimentateur ne peut résister à la tentation d’en lancer un en pleine cour. Le premier moment de stupeur passé, une petite foule se rassemble autour de ce pionnier et, très vite, sa découverte est connue de tous. Le jeudi suivant, il y a foule devant le « Bazar Louis » : chacun veut avoir sa poignée de pétards ! Et dès le lendemain des chapelets de détonations se mettent à retentir pendant les récréations, soit pour accompagner les jeux, soit simplement pour le plaisir de faire du bruit.
Les instituteurs, bien qu’agacés par ce tintamarre, restent d’abord relativement neutres face à la nouvelle lubie de leurs élèves : les charges, très faibles, ne présentent aucun danger et la discipline en classe n’est pas mise en cause. Un jour cependant, un élève en interrogation orale, bien campé dans un semblant de garde à vous face à son maître, tripote machinalement dans sa poche la poignée de pétards destinée à animer la récréation suivante. Cette friction échauffe l’un d’entre eux qui éclate, entraînant l’explosion de tout le contenu de la poche. La classe est d’abord assourdie par la détonation relativement forte puis lentement envahie par les volutes d’une fumée âcre tandis que s’élèvent les cris de douleur de l’imprudent, pantalon déchiqueté et épiderme sérieusement entamé. Il en sera heureusement quitte pour quelques ecchymoses et surtout une belle frayeur. La salle de classe devra être évacuée le temps que l’irritante fumée se disperse.
Dans l’heure qui suit, Monsieur Grau interdira, sur un ton dissuadant toute tentative d’infraction, l’usage et la détention du moindre artifice pyrotechnique dans l’enceinte de l’école et dans ses environs immédiats.
L’autorité physique et morale des instituteurs s’étend en effet assez largement au delà des murs de l’école et de ses cours de récréation : il n’est pas rare qu’un gamin, pris en flagrant délit de quelque ânerie, se fasse vertement tancer en plein village par l’un d’entre eux. Lorsque les parents sont témoins, ils doublent allègrement la sentence ! De ce fait, les rues entourant l’école sont assez peu fréquentées par les élèves attendant l’ouverture des portes ; ils préfèrent aller dépenser notre trop plein d’énergie un peu plus loin, hors de la vue directe des surveillants.
Un site se prête particulièrement bien à cette intention : la rue « de la font d’en Llause » du nom d’une petite source ou fontaine publique dont le jet chantonne gaiement dans son bassin. Personne ne sait plus qui ont été ce sieur ou cette dame « Llause », à supposer qu’ils aient jamais existé ; mais leur fontaine et leur ruelle sont aussi célèbres chez les gamins de cette époque que les sources thermales chez les curistes. Beaucoup de ces gamins, une fois adultes, se souviendront sans doute en souriant des fantastiques aventures qui s’y déroulèrent.
Cette ruelle, étroite et tortueuse, suit le bord irrégulier d’une vieille falaise du Tech ; elle longe, côté village, une ligne de maisons anciennes dont beaucoup sont inhabitées ; elle surplombe, côté rivière, une ou deux ruines aux murs épais et les terrains vagues qui avaient été leurs jardins. Un énorme figuier a pris racine au milieu des vieux murs et, au fil des ans, a précipité leur démantèlement : ce site accidenté est donc particulièrement propice aux hardies escalades et aux palpitantes parties de cache-cache. Les anciens jardins ont été colonisés par des massifs de ronces et quelques buissons de lauriers qui ne laissent libre qu’un étroit talus couvert de gazon sauvage, cassé en son milieu par un ressaut de près d’un mètre.
L’épave d’un fût métallique achève de rouiller là : il souffle à notre imagination toujours en éveil l’idée folle d’un jeu de trompe-la-mort. Le fut est remonté à force de bras jusqu’au niveau de la ruelle puis orienté face à la pente abrupte ; un volontaire, fanfaron malgré sa peur au ventre, s’y glisse et s’y arc-boute du mieux qu’il peut. Dès qu’il s’annonce prêt, ses camarades, d’une poussée vigoureuse, lancent le fût sur la pente où il se met à dévaler, prenant de la vitesse à chaque tour, escorté par les cris d’encouragement des spectateurs. L’objectif est de franchir la plus grande distance possible, mais le « pilote » n’a aucun moyen de contrôler la trajectoire de son engin ; chaque rebond peut brutalement infléchir la course du bolide qui ira alors finir dans les buissons de ronces. Mais non, il reste sur l’axe visé, filant droit vers le petit talus qu’il franchit d’un bond spectaculaire ! Sa chute est heureusement amorti par un matelas d’herbes sèches et il s’arrête finalement sur une providentielle bande de terrain plat.
Le pseudo cosmonaute se dégage tant bien que mal de son véhicule cabossé ; il se redresse sous les vivats, un peu étourdi certes après une telle séance de centrifugeuse, mais très fier finalement d’avoir réussi son expérience initiatique ! Et déjà le suivant veut prendre son tour…
Le carillon plaintif de l’église sonnant deux heures ramène la joyeuse bande aux dures réalités. Elle s’élance dans une course éperdue, s’engouffre en file indienne dans la rue Mirabeau, étroit boyau indigne du grand homme mais qui constitue en l’occurrence un providentiel raccourci, déboule au ras de la chapelle Saint Antoine dans la bien nommée rue des Ecoles, vire au coude à coude dans la rue du Quatre Septembre heureusement peu fréquentée par les automobiles et saute enfin le seuil de la porte de l’école sous l’oeil réprobateur de l’instituteur de service juste avant qu’il ne la referme irrémédiablement pour le reste de l’après-midi…
Les éventuels retardataires connaissent la sanction ; la honte au front, ils doivent retourner à l’entrée principale, rue des Ecoles, y sonner longuement, demander l’autorisation de traverser la classe du Certificat d’Etudes, y subir les quolibets des grands, la réprimande de Monsieur Grau, enregistrer sa punition avant de regagner leur propre classe et y subir un nouveau feu de quolibets, réprimandes et punitions : Dura Lex, Sed Lex !
Cinquante ans plus tard : Le Boulou s’est depuis longtemps doté d’un superbe groupe scolaire, vaste, clair et fonctionnel ; Marie-Elise l’a fréquenté, moi-même ne l’ai jamais visité ; il doit bien compter quinze à vingt salles de classe …Il domine de toute son envergure le minuscule bâtiment de l’ancienne école, heureusement préservé et joliment ravalé qui abrite je crois diverses activités culturelles. Une heureuse initiative a fait abattre les murs d’enceinte : les anciennes cours de récréation des garçons et des filles, toujours dominées par les vénérables platanes, ne forment plus qu’un seul espace agréablement prolongé par un petit jardin ouvert aux promeneurs. Ce jardin appartenait à une grande maison de maître, rachetée par la municipalité afin d’y installer un musée. Au coeur de cet ensemble se niche la vieille chapelle Saint-Antoine, heureusement préservée.
En bordure du parc, une statue évoque le jeune tambour de la bataille du Boulou, remportée par Dugommier. Maman aimait beaucoup cette statue : elle en a pris une photo qui ne l’a jamais quittée…
La fontaine Llause continue à glouglouter son interminable rengaine, toujours jumelée avec sa rue étroite ; cette rue permet maintenant d’accéder au boulodrome, aménagé en contrebas à la place des vieilles ruines…
Ce petit quartier a donc été très gentiment mis en valeur : il est bien plus agréable d’y flâner aujourd’hui que jadis !
Le voyage dans le temps existe ! En se promenant dans ces ruelles calmes, à l’ambiance doucement nostalgique, on peut encore voir les ombres fugitives des gamins que nous étions, entendre les échos de leurs chuchotements, de leurs rires, de leurs disputes… comme si l’on était l’acteur discret de l’un de ces films qui déroulent leur intrigue dans les décors vieillots de cette époque déjà lointaine et pourtant si proche !
-o-o-o-O-o-o-o-

Commenter cet article